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La montagne, pour beaucoup, c'est un espace de liberté. Un lieu où l'on se déconnecte, où l'on respire. On y cherche le dépassement, le vide, une forme d’intensité sensorielle. On grimpe, on marche, on contemple. On s'y sent libre.

Mais pour d'autres, la montagne est une frontière. Un obstacle. Une ligne à franchir, au péril de sa vie. À Montgenèvre, chaque nuit, des hommes, des femmes, des enfants traversent la neige pour fuir la guerre, l'horreur, la brutalité. Ils affrontent le froid, les falaises, la police. Ils marchent sans sentier, sans refuge. Pour eux, la montagne n'est pas un jeu ni un refuge ; encore moins un espace de liberté : elle est un obstacle, une dernière chance.

Montgenèvre n’est pas seulement ce col hivernal où l’on traverse de nuit. C’est aussi l’un des plus anciens passages transalpins, fréquenté depuis l’Antiquité par les armées d’Hannibal, de César, de Napoléon. En 1799, le pape Pie VI y fut conduit en déportation. Plus tard, il devint un verrou militaire, puis une station de ski - la plus ancienne de France, inaugurée en 1907. Aujourd’hui encore, on y vient pour les pistes, pour le panorama, pour les vacances. Mais la renommée du lieu s’est déplacée : à l’image des grands cols des Alpes, Montgenèvre est devenu autant un nom associé au ski qu’un point de passage pour les exilé·es, une ligne de tension entre deux États. Dans cet entrelacs de récits, de stratégies et de gestes, le village frontalier devient un paysage discontinu, chargé à la fois d’histoire et d’urgences contemporaines.

Je suis monté là-haut, à Montgenèvre, pour observer. Pour comprendre comment un même paysage peut contenir tant de dissonances. Pour approcher, de loin, les lieux où d'autres engagent leur existence. Ce n'était ni une intervention, ni un acte militant : seulement une tentative de regard. Une présence discrète, à distance des gestes, mais non des faits.

Comme l’a raconté Allan Kaval dans un reportage pour Le Monde, des bénévoles marchent la nuit, guettent des silhouettes, tendent une main. Et souvent, se voient menacés pour cela. Non pas par le froid, mais par les logiques inversées de la loi : celles qui criminalisent l’hospitalité. Le collectif Écarts d’identité le souligne : le droit d’aider devient une ligne trouble. On nomme cela “délit de solidarité”. On transforme l’accueil en infraction. On inverse les signes.

Quelques semaines plus tard, se tenait un colloque au château de Duingt. J'y participais autrement : depuis les hauteurs de la dent de Lanfon, en surplomb du lac. J'avais proposé une performance d'observation distante, jumelles en main, tandis qu'en contrebas, les participant·es savaient ma présence mais ne me voyaient pas. Une longue-vue avait été installée pour tenter de me repérer. Le ciel était nuageux, la lumière trouble. Ils cherchaient une silhouette, mais ne distinguaient qu'une brume. Pendant ce temps, le texte que j’avais écrit, issu de cette même expérience, était lu à voix haute. Moi, j'essayais d'observer les gestes, les circulations, les postures. Une même gestuelle d'observation, mais deux positions : l'une abritée, l'autre exposée ; l'une au sec, l'autre perchée dans le froid. Entre nous, un même paysage. Et une étrangeté partagée.

Ce texte part de ce décalage. Non pas pour opposer frontalement, mais pour interroger ce que produit un même geste – observer – dans des contextes radicalement différents. Regarder la montagne depuis un colloque, la traverser au péril de sa vie, la scruter pour contrôler ou pour secourir, y chercher un itinéraire ou une ouverture : ce sont autant de régimes d'attention, autant de postures, autant d'attentes. Entre les regards de la police aux frontières, des maraudeurs, des migrants, des touristes ou des alpinistes, un même geste se décline en différents usages, différentes conditions, différentes urgences. Le paysage, lui, reste le même. Mais il se charge d'autres enjeux, selon qui le regarde, et depuis où.

Ce n'est pas un reproche. C'est un rappel. Que la montagne n'est jamais neutre. Qu'elle porte en elle toutes les lignes de partage : du visible, du possible, du vivable. Et qu’en certains lieux, ces lignes deviennent des seuils de vie ou de mort.

Ce texte est accompagné d'un fragment écrit en 2018, intitulé Montgenèvre / Duingt. Il relie deux points hauts : une crête d'observation au-dessus du lac d'Annecy, et une nuit de veille à Montgenèvre. Deux reliefs, deux regards.

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