
« Pourquoi continuer à jouer alors que le monde est en feu autour de nous ? » demandait Eric Stein à propos de Dark Souls. La question semble rhétorique, mais elle continue d’habiter nos gestes - grimper, s’aventurer, s’accrocher, tomber, recommencer - dans des paysages eux aussi en ruine. Longtemps avant de m'entraîner sur une Kilter Board, j’ai traversé les mondes obscurs de Dark Souls. Et j’y ai reconnu quelque chose que je retrouvais en montagne : un mélange d’hostilité, d’obstination et de beauté désespérée. Comme si le jeu et l’alpinisme, à leur manière, formaient des poétiques du dépassement.
Il arrive, dans certaines ascensions ou sur des arêtes balayées par le vent, que quelque chose s’épaississe. Un ralentissement, une densité de l’attention, un lien ténu qui se forme - entre les sons du monde, les signaux du corps, et l’effort de tenir. On pourrait y voir une forme de recueillement, non pas un sacré figé ou transcendant, mais un agencement de présences. Un moment où le geste ne se réduit pas à une fonction, mais devient aussi une écoute. Dans Dark Souls, cette disposition trouve un écho étrange : les sanctuaires calcinés, les cathédrales désertées, les géants immobiles, les feux à peine vivants dessinent une liturgie sans dogme. Une manière de marcher dans les ruines du monde, de composer avec elles, sans les purifier ni les dominer.
Il y a là une affinité possible avec certains motifs du romantisme. Non pas un romantisme de conquête ou de démesure, mais un romantisme mineur, tremblant, qui accueille la fissure, le fragment, le presque-rien. Face à l’érosion des formes et à l’instabilité des milieux, ce n’est pas tant l’exaltation du sublime qui subsiste, que la capacité à trouver, dans la ruine même, une intensité d’existence. L’alpinisme contemporain, dans ce cadre, n’est plus celui des sommets à gravir, mais des lignes de fuite à négocier. Non pas se perdre dans les brumes, mais trouver comment les traverser.
Dans les trois textes d’Eric Stein - The Fire Fades, From Governance to Planning, Dreams of Extraction - se déploie une réflexion qui va bien au-delà de l’objet jeu vidéo. Il y est question de mondes qui s’effondrent, de systèmes qui se prolongent dans la mort, de subjectivités qui persistent dans l’entropie. Il y est question de fin, mais aussi d’imaginaires. Ces textes, mis en dialogue avec l’expérience de l’alpinisme, dessinent peut-être une écologie du geste, une manière de grimper ou d’explorer les ruines du monde sans en nier l’état, sans non plus s’y résigner.
Dans Dark Souls, le feu s’éteint. Tout est décrépitude. Mais on y joue encore, et c’est dans cette itération obstinée - cet apprentissage par la chute, ce corps mis à l’épreuve, ces tentatives innombrables - qu’un sens surgit. Non pas celui d’un salut, mais celui d’un être-là, attentif, à la limite. En montagne aussi, on apprend à composer avec des temporalités disjointes. Le permafrost cède, les saisons déroutent, les parois tombent. On ne planifie plus comme avant. Les fenêtres se réduisent. On guette. On improvise.
Stein parle de la planification comme régime contemporain du pouvoir : planifier, gouverner, modéliser, ordonner les flux - qu’ils soient énergétiques, économiques ou cognitifs. En alpinisme, cette logique atteint ses limites. L’effondrement climatique désoriente les cartes. La verticalité se défait. On n’y maîtrise plus grand-chose. Alors que reste-t-il ? Une forme de présence, peut-être. Une pratique du trouble. Un art de la navigation en milieux instables.
Starfield, dans l’analyse qu’en propose Stein, incarne un imaginaire extractiviste maquillé en exploration. Chaque planète devient ressource, chaque horizon une matière à consommer. Le jeu prétend ouvrir des mondes, mais il les clôt par avance, les indexe, les mine, les mesure. À l’inverse, l’expérience de la montagne - du moins lorsqu’elle échappe aux logiques industrielles - reste fondamentalement opaque. Une paroi n’est pas un niveau. Une météo n’est pas une interface. La roche ne se laisse pas extraire : elle se traverse, elle se ressent, elle résiste.
Il y a là un enjeu d’émancipation. Dans Dark Souls, il n’y a pas de victoire nette. Seulement la possibilité de faire face, encore une fois, d’avancer dans les cendres. Cette modalité du geste, je la retrouve dans le try hard alpin : le mouvement répété non pour dominer, mais pour s’accorder à une forme d’altérité. Grimpeur comme joueur se heurtent à ce qui leur échappe. Et c’est dans cette tension - entre puissance et limite - que surgit une poétique du geste.
Un détail me revient souvent en tête, comme un écho entre les mondes : ces moments dans le jeu où l’on atteint un sanctuaire après une longue zone périlleuse. La musique se tait, le feu crépite, et l’on peut, un instant, se reposer. En montagne, cela peut être une vire inattendue, un cairn aperçu au loin, ou le soleil qui revient après l’orage. Ces instants de répit n’annulent pas le danger : ils le rendent habitable. Ils instaurent un espace pour l’âme, une trouée dans le monde dur. Une spiritualité sans dogme.
La montagne, aujourd’hui, est un territoire de mutations. Lignes de fracture, fonte, sécheresses, instabilité : tout y parle d’un devenir incertain. Loin des rêveries romantiques, l’expérience en altitude devient plus rugueuse, plus attentive, plus inquiète aussi. Il ne s’agit plus de conquérir, mais de cohabiter. Non plus de tracer, mais d’écouter. De reconnaître qu’on ne surplombe pas un monde, mais qu’on y est pris, exposé.
Les jeux analysés par Stein nous apprennent à vivre dans des mondes qui se délitent. Ils ne proposent pas de solutions, mais des sensibilités. Ils fabriquent des situations esthétiques où il faut avancer dans l’obscur, prêter attention, s’adapter. De la même manière, l’alpinisme contemporain peut être lu comme une pratique esthétique de la fin du monde. Non pas dans une posture tragique ou héroïque, mais dans une forme d’éthique discrète du geste juste, du moment propice, de la ligne fragile.
Grimper et jouer, ici, deviennent des façons de penser avec le corps. De pressentir les passages. De désapprendre les récits de contrôle. Et peut-être, dans l’effort même, dans l’attention portée au détail, dans l’âpreté des milieux, ouvrir des perspectives pour habiter autrement les ruines du monde.
Eric Stein : https://www.researchgate.net/profile/Eric-Stein-4
Par rapport à l'image de couverture : un détail frappant m’est revenu récemment, en regardant une capture d’écran partagée sur un forum de joueurs (https://www.reddit.com/r/darksouls3/comments/jem5v1/ive_only_just_noticed_the_giant_dragon_corpse_in/) : l’immense carcasse d’un dragon lovée contre les murailles de Lothric. Fossile monumental, à demi enfoui dans les pierres, à peine remarqué par nombre de joueuses et joueurs, comme si sa présence était devenue invisible à force d’habituation. Pourtant, cette figure d’un monde éteint, devenue paysage, résonne puissamment avec les lignes de fracture que l’on observe aujourd’hui en montagne. Des dragons gelés dans leur chute. Des reliefs qui tombent en poussière sous l’effet du réchauffement. Des vestiges colossaux d’un âge révolu, dont on arpente encore les flancs, sans toujours comprendre ce qu’ils nous disent.
Cette image d’un dragon figé dans la mort me rappelle aussi certains récits d’effondrement glaciaire ou d’éboulement rocheux - comme ceux documentés dans les Alpes - où la montagne elle-même semble s’effondrer sous le poids d’une époque trop lourde pour elle. Là encore, il ne s’agit pas d’un spectacle à contempler, mais d’une adresse silencieuse. Une forme d’avertissement, ou de prière. Quelque chose d’immobile qui persiste au milieu du flux, comme un seuil vers autre chose. Une énigme qui hante le visible.