
Depuis plusieurs années, avec Aster Verrier, nous revenons dans la vallée d’Ailefroide. Pas uniquement pour enchaîner des voies, étoffer un carnet de croix mais surtout pour nous y installer un temps. Habiter le lieu. Marcher, grimper, observer. Se tenir à distance du flux, se laisser traverser par le relief.
En bordure du sentier qui mène au Pré de Madame Carle, une paroi nous a retenus. Sans nom, sans évidence. Située dans ce qui était auparavant la réserve Nationale du torrent de Saint-Pierre, aujourd'hui intégrée au Parc National des Ecrins. Une présence minérale que l’on longe sans y prêter attention. Une paroi qui se dresse sur un côté, sans être lue. Et puis, en la regardant de loin, au fil du temps, de près, un rapport s’installe. Une rumeur de lignes, une logique discrète. Quelque chose insiste.
En 2020, nous commençons à y grimper, à explorer les possibilités sur coinceurs, avec l’accord du Parc national des Écrins : un premier permis. Les dalles compactes rendent la protection avec de l’équipement temporaire impossible. Nous demandons un permis d’équipement, obtenu en 2021. L’ouverture se fait depuis le bas, en deux phases, automne puis été 2023. Lentement, au rythme des relais à inventer.
Ce qui se construit là dépasse la logique d’un itinéraire. Il ne s’agit pas d’un sommet à atteindre, mais d’un agencement de gestes dans un relief donné. Une suite de séquences - fissures, traversées, dalles, proue - qui dessinent une forme, une composition un peu variée. Une partition verticale, à la fois lisible et mouvante, chacun y fait prise avec ce qu'il souhaite.
Cette forme, on peut aussi la lire comme une chorégraphie. Non pas au sens d’un enchaînement figé, mais comme une grammaire ouverte de mouvements, une partition à interpréter. La voie propose des déplacements précis, des rythmes, des équilibres, mais laisse à chacun la liberté d’y inscrire son propre corps, sa propre lecture. On la regarde aussi depuis le sol, comme une séquence de gestes projetés dans l’espace. Elle devient à la fois tracé et danse, sculpture et mise en mouvement. Une façon d’éprouver le paysage par le geste, d’en proposer une lecture physique.
C’est dans cette tension que prend forme Avalanche de grimpeurs : à la croisée de l’escalade et de la création. Pensée comme une œuvre au sens plein - non pas objet figé, mais ouvrage en situation. Une structure traversable. Du latin opus, opera : un faire, un travail.
La ligne engage un rapport direct à la sculpture - pas celle muséale, mais celle d'un terrain, d'un paysage. Un travail à même la matière, dans le rocher. Avec marteau, perfo, balayette. Avec le corps aussi. Une écriture par points, par gestes, dans les équilibres et les silences. Équiper, ici, c’est déjà dessiner. C’est déjà sculpter, mais avec une forme d’engagement singulière. Chaque relais était posé en avançant, sans certitude, nous devions nous y suspendre aussitôt. Pas de recul, pas de validation extérieure. La progression impliquait de faire confiance à ce qui venait juste d’être créé. Dans la pratique de l’escalade équipée, on oublie parfois ce que suppose la stabilité d’un point. Ici, tout était encore en cours. Il fallait s’ajuster, observer, adapter - avec attention, avec soin. Ce rapport direct entre le geste, le support et la progression modifie profondément la perception de l’itinéraire. Il rend tangible une autre relation à la montagne : plus immédiate, plus attentive, plus exposée aussi.
L’éthique de l’ouverture a compté. Depuis le bas, avec mesure. Garder ce qui résiste, laisser vivre ce qui interroge. Ne pas trop simplifier mais rendre quand même accessible. Préserver une lecture, une étrangeté, une logique non immédiate. Laisser place à l’inconnu dans un paysage saturé de formes connues.
Et maintenant, la ligne circule. Par fragments, rumeurs, on-dits. On en parle, on l’imagine, on la rejoue. Elle entre dans les récits oraux avant de figurer dans un topo. De proposition, elle devient donnée. Mais conserve son ambivalence : trace, fiction, usage.
Avalanche de grimpeurs cherche à maintenir ensemble différents régimes : l’habiter, le geste, le récit. Elle n’est ni monument, ni simple itinéraire, mais une manière d’être en montagne. Une manière de composer avec les formes, les vides, les récits. Une manière d’être à côté. À la fois œuvre et itinéraire. À la fois sculpture et passage.
L’itinéraire figure désormais dans l’ouvrage Escalade autour d’Ailefroide, de Jean-Michel Cambon. Pour Aster et moi, c’est aussi une manière de contribuer à ce que des générations de grimpeurs ont rendu possible et accessible en ouvrant des lignes avant nous. Après tant d’années passées à grimper leurs itinéraires, à s’appuyer sur leur travail, nous avions simplement envie, à notre tour, d’apporter quelque chose à l’escalade dans cette vallée.
Résumé publié sur camptocamp.org :
Ouverture : 2022 - Quentin Lazzareschi, Aster Verrier. L'itinéraire étant situé dans la zone du Parc National des Écrins, un permis d'équipement a été délivré aux ouvreurs à l'issue d'une exploration sur coinceurs de la voie en 2021.
Approche : 40min Depuis Ailedroide, suivre le sentier qui mène au Pré de Madame Carle. Après les secteurs de la Poire, marcher 15min en suivant le chemin. Le secteur se trouve juste après le panneau d'entrée du parc. Le départ de la voie se trouve deux lacets après le panneau. Il est aussi possible d'accéder à la voie depuis le Pré de Madame Carle.
Voie :
L1 6b+ À quelques mètres du chemin, la voie remonte une large fissure évidente / dièdre. Puis on sort (sans tirer sur l'écaille) sur le début d'une dalle très compacte en suivant une veine de roche grummelante en surface.
L2 7b Longueur de dalle avec un début en traversée, le 1er crux est un pas de dalle juste après le relai pouvant facilement décontenancer les amoureux du dévers. R2 confortable sur une vire.
L3 7a+ Belle traversée technique après les quelques mètres verticaux du début, pour finir sur une proue verticale à l'allure vertigineuse. Bonne ambiance. R3 à la sortie sur la droite.
L4 6a+ Enfin du repos, après un petit réta pas commode, on a tout de même une bonne fissure pour le confort.
L5 6a Plus simple que la longueur précédente, le rocher moins compact offre des fissures horizontales, une échelle.
L6 6a+ C'est court et ça grimpe toujours bien, même style de dalle que les deux précédentes. R6 au niveau de l'arbre à la sortie.
L7 6c Large fissure permettant de remonter petit à petit en restant bien sur les pieds, adhérence recommandée. Attention, ça peut sonner creux !
https://www.camptocamp.org/routes/1687197/fr/vallee-d-ailefroide-contreforts-e-du-pelvoux-avalanche-de-grimpeurs
Route part.1
Route part.2
Route part.3