L’évolution des outils de l'alpinisme a longtemps été racontée comme un progrès continu : du piton au coinceur, du marteau au perfo, chaque invention venait résoudre une contrainte, sécuriser un geste, ouvrir une ligne. Mais cette lecture linéaire - fondée sur l’amélioration des performances et la conquête de nouveaux terrains - ne permet plus de penser la complexité actuelle des artefacts d’altitude. Car le matériel contemporain, loin d’être neutre ou purement fonctionnel, opère comme un signe : il cristallise des conditions climatiques, des mutations pratiques et des imaginaires de repli ou d’adaptation.
Les techniques de l’alpinisme ne sont pas stables : elles se déplacent, s’adaptent, se traduisent. L’apparition de pratiques telles que le dry tooling ou le mixte moderne a modifié en profondeur les logiques gestuelles - elles sont devenues plus dynamiques, moins ancrées dans une matière stable (la glace, le rocher sec), davantage orientées vers des zones d’indécision où le corps négocie avec le manque de repères.
Dans ce contexte, l’entraînement en salle devient une extension presque autonome de la pratique. On y développe des gestuelles spécifiques, optimisées pour des environnements simulés. Le geste se détache du milieu. Il devient transférable, porteur d’un savoir-faire abstrait qui ne dépend plus entièrement du terrain naturel. C’est là que le matériel prend un rôle ambivalent : il soutient la continuité du geste, tout en enracinant ce geste dans un environnement artificiel.
L’histoire du matériel est une histoire de tensions : entre adaptation locale et standardisation globale, entre artisanat et industrie, entre invention situationnelle et innovation planifiée. Là où les pitons étaient forgés pour une fissure précise, les prises de résine sont désormais moulées pour simuler des reliefs absents.
Un cas emblématique : les piolets en bois destinés à l’entraînement en salle. Ces outils ne perforent plus. Ils n’attaquent ni glace ni rocher. Ils servent à reproduire des gestes dans un monde synthétique. Ils incarnent une forme de désolidarisation entre l’objet et son milieu d’origine. On ne grimpe plus la glace : on en rejoue l’intention, sur des volumes secs. Ces artefacts apparaissent comme les résidus d’un futur sans support : ils prolongent les gestes, mais dans des environnements dégradés ou disparus.
Cette dynamique s’inscrit dans un écosystème où les pratiques s’alignent sur les infrastructures disponibles. Les salles deviennent les centres de gravité des cultures verticales. Elles orientent les formes corporelles, les manières de transmettre, les styles de grimpe. Elles imposent une nouvelle temporalité : celle du geste court, répétable, visible, indexé sur des formats médiatiques, des performances instantanées.
Dans ce paysage en mutation, les artefacts ne sont plus seulement des outils : ce sont des signes de futurs possibles. Le piolet en bois n’est pas seulement un objet d’entraînement ; il est un symptôme. Il indique un déplacement de l’environnement vers l’intérieur, du froid vers le sec, du réel vers le simulé. Il agit comme un signal faible d’un monde où la glace instable, les rochers qui s’effritent, les saisons désynchronisées, contraignent les pratiques à s’installer ailleurs - dans un monde sous contrôle, climatisé, optimisé.
Ce n’est plus le milieu qui façonne la technique, mais la technique qui cherche à compenser l’absence de milieu. On fabrique du rocher, on produit du relief, on gère des températures. L’innovation matérielle devient réactionnelle, parfois préventive, souvent déconnectée de la matérialité naturelle. Elle préserve les gestes, mais dans un environnement de substitution.
Ces objets sont donc autant de reliques anticipées : outils de pratiques en voie de déplacement, parfois de disparition. Ils matérialisent un effort collectif de conservation du mouvement, mais aussi une incapacité à préserver les conditions qui lui donnaient sens. Ils nous obligent à penser ce que devient une culture technique lorsque ses milieux d’origine deviennent précaires, voire inhospitaliers.
Loin de signaler un simple progrès ou un perfectionnement, les artefacts de l’alpinisme contemporain révèlent un changement de régime. Ils témoignent d’une pratique qui se défait doucement de son rapport au milieu, pour s’installer dans une logique de simulation, de maintenance, de gestuelle en suspens. On grimpe encore, mais différemment - parfois contre le terrain, parfois sans lui.
La technique n’est plus seulement un moyen d’accéder au sommet : elle devient une manière de préserver l’illusion d’un monde encore praticable. Et dans cette illusion, se rejoue peut-être une part essentielle de notre rapport au vivant : tenter de maintenir les formes, malgré l’effacement progressif de leurs supports naturels.
C’était encore à Ailefroide, entre granite et bivouacs, là où les journées s’écoulent entre lignes de fissures, lectures de topo et eau glacée de torrent. Un soir, au détour d’une conversation partagée autour d’un réchaud, j’ai rencontré un grimpeur qui avait participé, quelque temps plus tôt, à une mission de suivi des loups dans les Alpes.
Il m’a raconté une scène étrange. Pour recenser les meutes, les chercheurs utilisaient une méthode assez simple : provoquer un hurlement de loup pour espérer une réponse territoriale. Mais la manière de le faire m’a marqué. L’instrument de ce cri n’était pas un haut-parleur, ni un appareil spécialisé : c’était un cône de chantier. Ce même objet orange et blanc que l’on croise au bord des routes, aux croisements de rues en travaux, ou abandonné dans une cour d’immeuble, récupéré à l’issue d’une soirée trop arrosée.
Ce détail m’a immédiatement frappé. Il y a dans ce geste une collision étrange entre deux mondes. Le loup, figure du sauvage, du dehors, du vivant non domestiqué. Et le cône, objet de la ville, de l’infrastructure, de la norme temporaire. Entre les deux : un cri humain, projeté à travers un artefact urbain, pour entrer en relation avec un animal. Le cône devient un outil de communication interspécifique - un pont de plastique soufflé entre deux grammaires.
Ce geste m’a semblé cristalliser quelque chose de notre époque. Il y a d’abord l’économie de moyens : pas de technologie sophistiquée, pas de haut-parleurs directionnels, pas de dispositifs numériques. Juste un cri et un objet trouvé. Ce n’est pas tant un outil conçu que disponible. Un objet standard, générique, issu de la logistique urbaine, basculant dans un autre monde - celui du vivant, du sauvage, du non-humain.
Le cône de chantier est une silhouette saturée de signes. Il dit l’ordre temporaire, le dérangement organisé, la norme déplacée. Il est fait pour signaler une anomalie dans la circulation, une perturbation du flux. Le retrouver ici, dans une forêt alpine, détourné en porte-voix de la zoologie de terrain, produit un court-circuit symbolique. L’objet, arraché à sa fonction première, se met à dire autre chose. Il devient outil d’écoute autant que d’appel. Il produit un geste qui relève du bricolage, de l’intuition, du contact ténu avec ce qui échappe.
Ce n’est pas anodin. Hurler dans un cône pour provoquer un loup, c’est créer un moment de porosité entre deux mondes. C’est accepter de ne pas parler la bonne langue, mais de tenter quand même. C’est mettre en jeu un artifice dérisoire pour rejoindre, un instant, la grammaire du territoire animal. Et le plus étrange, c’est que cela fonctionne. Le loup répond.
Cette scène raconte à sa manière une forme de contemporanéité fragile, où les outils ne sont pas là où on les attend, où les objets circulent entre domaines, où la technique se construit dans l’à-peu-près. Ce cône, c’est un résidu de ville dans la montagne. C’est une balise transformée en appel. Un objet de signalisation devenu sonorité. Et à travers lui, on entend quelque chose de notre rapport au vivant : toujours un peu décalé, toujours un peu improvisé, mais pas encore rompu.
Ce n’est pas seulement une anecdote de terrain. C’est une scène presque théâtrale, pleine d’absurdité apparente et pourtant traversée par une forme de justesse. Elle dit combien nous sommes aujourd’hui dans une relation tâtonnante avec les autres formes de vie. Nous avons des bases de données, des protocoles, des GPS, mais aussi des cris humains amplifiés par des cônes plastiques. Nous alternons entre le dispositif et l’instinct, entre le formel et l’improvisé.
Le cône qui hurle, c’est peut-être cela : un objet-révélation. Un signe de la manière dont nos outils, même les plus banals, peuvent être réinvestis de sens. Et une manière, encore, de parler aux loups - d'adresser un cri à l’animal et, peut-être, à nous-mêmes.
Il y a chez John Martin une manière de peindre la catastrophe qui détonne. Pas de récit, pas de chronologie, juste des visions : des cités englouties, des architectures brisées, des cieux en fusion. Et une étrange beauté, dans tout ça. Quelque chose qui ne cherche pas à consoler, mais qui attire malgré tout. Qui accroche le regard dans le chaos.
Peintre romantique britannique du XIXe siècle, Martin n’offre ni refuge ni contemplation apaisée. Ses tableaux ne sont pas des invitations au recueillement, mais des théâtres de tensions. La composition est rigoureuse, presque architecturale, mais ce qu’elle contient menace toujours de s’effondrer. On sent que quelque chose s’écroule - et pourtant, rien ne tombe complètement. Ce n’est pas l’épure de Friedrich, ni les vibrations atmosphériques de Turner. Plutôt un récit suspendu, quelque chose de l’ordre du fragment dramatique.
Il y a peut-être là une forme de romantisme politique, comme le décrivait Michael Löwy : un romantisme de la rupture, pas du repli. Loin d’un simple regard nostalgique vers un âge d’or mythifié, c’est une esthétique traversée par la critique - critique de l’ordre, des empires, des architectures de pouvoir. Martin ne documente pas seulement des ruines : il les fabrique comme des espaces ambigus, où l’effondrement devient aussi révélation.
Ce type de regard semble étrangement en phase avec le présent. Non pas parce qu’il prédit quoi que ce soit, mais parce qu’il propose une autre manière de voir ce qui vacille. Mark Fisher appelait à une modernité qui ne soit pas une répétition mélancolique. Il cherchait ce qu’il appelait un romantisme non régressif - capable de faire surgir, dans les plis du désastre, quelque chose d’inattendu.
Il m’arrive de repenser à ces moments passés sur ma Game Boy, ayant grandi dans la fin des années 90 et au début des années 2000. Sans que je sache exactement pourquoi, ces heures de jeu me laissent aujourd’hui le souvenir d’un rapport étonnamment paisible à l’avenir - comme s’il n’y avait alors rien à prévoir, rien à redouter. Le temps semblait se suspendre, entre deux niveaux de Zelda ou de Pokémon. Le futur n’était ni une menace, ni une promesse : juste une zone floue, silencieusement associée au progrès, à la technologie, à une forme d’amélioration automatique des choses. Il n’y avait pas de contrepartie négative, ni d’ombre portée. On parlait parfois d’Internet, d’énergie propre, mais rien qui ressemblait aux canicules de mai ou à la disparition progressive de la vie terrestre.
Avec le recul, ces souvenirs sont peut-être les vestiges sensibles d’un autre régime d’imagination. Un futur qui n’a pas eu lieu, mais dont les contours restaient pensables. Fisher appelait cela des futurs perdus - non pas des utopies fracassées, mais des possibles qui se sont doucement évaporés, à mesure que notre capacité à les concevoir se réduisait. Une sorte d’amnésie du possible, diffuse et tenace.
Et pourtant, quelque chose subsiste. L’œuvre de Martin, comme certaines formes contemporaines de fiction, continue de faire exister un espace pour l’étrangeté. On pourrait penser ici à l’esthétique de la dark fantasy, et en particulier à l’univers de Dark Souls, dont l’imaginaire semble modelé par des visions héritées de Martin : arches titanesques, ruines embrasées, cités suspendues dans la cendre. Le joueur y avance dans un monde déjà brisé, entre grandeur abolie et mystique crépusculaire.
Mais dans ce monde ruiné, il reste des gestes. Des rituels, des recommencements. Comme chez Martin, les ruines ne ferment pas l’espace : elles l’ouvrent. Elles dessinent des passages, des traversées, parfois absurdes, parfois sublimes.
Ce que Martin peint, ce n’est peut-être pas la fin. Ou pas seulement. C’est une manière d’habiter ce qui tremble. Une attention portée à ce qui surgit dans la brèche. Quelque chose comme un romantisme du devenir - ou du vertige.
Je repense à l’ouverture de The Legend of Zelda: Oracle of Seasons*. Link s’avance, la lumière vacille, le sol se dérobe. Le monde bascule, littéralement. Les saisons se dérèglent, le rythme des choses s’efface. Dans Oracle of Ages, c’est le temps lui-même qui devient instable. Enfant, je jouais aux deux. Je ne comprenais pas encore que ces jeux racontaient une perte - celle d’un monde prévisible, ordonné, habitable.
Tout se passe comme si, dès ces fictions-là, une brèche s’ouvrait. Le monde ne tenait plus vraiment debout. Il fallait avancer quand même. Résoudre ce qui peut l’être. Marcher dans l’instable.
C’est peut-être cela, au fond, que Martin, Fisher, ou Dark Souls nous enseignent chacun à leur manière : non pas comment empêcher la fin, mais comment se tenir dedans.
Chercher encore. Éclairer les ruines. Faire un pas dans la nuit.

The Great Day of His Wrath (1851)

Pandemonium (1841)

The Seventh Plague of Egypt (1823)

Manfred and the Alpine Witch (1837)
- https://www.youtube.com/watch?v=2yIsr_km6Yw
La montagne, pour beaucoup, c'est un espace de liberté. Un lieu où l'on se déconnecte, où l'on respire. On y cherche le dépassement, le vide, une forme d’intensité sensorielle. On grimpe, on marche, on contemple. On s'y sent libre.
Mais pour d'autres, la montagne est une frontière. Un obstacle. Une ligne à franchir, au péril de sa vie. À Montgenèvre, chaque nuit, des hommes, des femmes, des enfants traversent la neige pour fuir la guerre, l'horreur, la brutalité. Ils affrontent le froid, les falaises, la police. Ils marchent sans sentier, sans refuge. Pour eux, la montagne n'est pas un jeu ni un refuge ; encore moins un espace de liberté : elle est un obstacle, une dernière chance.
Montgenèvre n’est pas seulement ce col hivernal où l’on traverse de nuit. C’est aussi l’un des plus anciens passages transalpins, fréquenté depuis l’Antiquité par les armées d’Hannibal, de César, de Napoléon. En 1799, le pape Pie VI y fut conduit en déportation. Plus tard, il devint un verrou militaire, puis une station de ski - la plus ancienne de France, inaugurée en 1907. Aujourd’hui encore, on y vient pour les pistes, pour le panorama, pour les vacances. Mais la renommée du lieu s’est déplacée : à l’image des grands cols des Alpes, Montgenèvre est devenu autant un nom associé au ski qu’un point de passage pour les exilé·es, une ligne de tension entre deux États. Dans cet entrelacs de récits, de stratégies et de gestes, le village frontalier devient un paysage discontinu, chargé à la fois d’histoire et d’urgences contemporaines.
Je suis monté là-haut, à Montgenèvre, pour observer. Pour comprendre comment un même paysage peut contenir tant de dissonances. Pour approcher, de loin, les lieux où d'autres engagent leur existence. Ce n'était ni une intervention, ni un acte militant : seulement une tentative de regard. Une présence discrète, à distance des gestes, mais non des faits.
Comme l’a raconté Allan Kaval dans un reportage pour Le Monde, des bénévoles marchent la nuit, guettent des silhouettes, tendent une main. Et souvent, se voient menacés pour cela. Non pas par le froid, mais par les logiques inversées de la loi : celles qui criminalisent l’hospitalité. Le collectif Écarts d’identité le souligne : le droit d’aider devient une ligne trouble. On nomme cela “délit de solidarité”. On transforme l’accueil en infraction. On inverse les signes.
Quelques semaines plus tard, se tenait un colloque au château de Duingt. J'y participais autrement : depuis les hauteurs de la dent de Lanfon, en surplomb du lac. J'avais proposé une performance d'observation distante, jumelles en main, tandis qu'en contrebas, les participant·es savaient ma présence mais ne me voyaient pas. Une longue-vue avait été installée pour tenter de me repérer. Le ciel était nuageux, la lumière trouble. Ils cherchaient une silhouette, mais ne distinguaient qu'une brume. Pendant ce temps, le texte que j’avais écrit, issu de cette même expérience, était lu à voix haute. Moi, j'essayais d'observer les gestes, les circulations, les postures. Une même gestuelle d'observation, mais deux positions : l'une abritée, l'autre exposée ; l'une au sec, l'autre perchée dans le froid. Entre nous, un même paysage. Et une étrangeté partagée.
Ce texte part de ce décalage. Non pas pour opposer frontalement, mais pour interroger ce que produit un même geste – observer – dans des contextes radicalement différents. Regarder la montagne depuis un colloque, la traverser au péril de sa vie, la scruter pour contrôler ou pour secourir, y chercher un itinéraire ou une ouverture : ce sont autant de régimes d'attention, autant de postures, autant d'attentes. Entre les regards de la police aux frontières, des maraudeurs, des migrants, des touristes ou des alpinistes, un même geste se décline en différents usages, différentes conditions, différentes urgences. Le paysage, lui, reste le même. Mais il se charge d'autres enjeux, selon qui le regarde, et depuis où.
Ce n'est pas un reproche. C'est un rappel. Que la montagne n'est jamais neutre. Qu'elle porte en elle toutes les lignes de partage : du visible, du possible, du vivable. Et qu’en certains lieux, ces lignes deviennent des seuils de vie ou de mort.
Ce texte est accompagné d'un fragment écrit en 2018, intitulé Montgenèvre / Duingt. Il relie deux points hauts : une crête d'observation au-dessus du lac d'Annecy, et une nuit de veille à Montgenèvre. Deux reliefs, deux regards.
Des stations de ski construites pour l’hiver. Hors-saison, quand la neige manque et que les pylônes rouillent, d’autres usages deviennent possibles. Conçues pour le passage, ces architectures pourraient accueillir autre chose qu’un tourisme en déclin. Un autre rythme. Une autre manière d’habiter. Entre reconversion technique, réappropriation des formes et rémanence des vestiges, une hypothèse pour les futurs de la montagne.
À l’origine, ces stations de ski furent pensées comme des dispositifs. Des ensembles techniques organisés autour d’une fonction unique : accueillir, capter, redistribuer. Neige, flux, vacanciers. Le tout selon une temporalité courte, intense, saisonnière. L’hiver comme moteur. L’été comme tolérance. Et le reste de l’année comme creux, parenthèse, oubli.
L’architecture suivait : modules préfabriqués, galeries chauffées, linéaires de studios empilés. Peu de place pour le hasard, pour la vie qui s’installe, qui traîne, qui s’attarde. Les formes modernistes épousaient une logique d’usage précis : accueillir sans attachement, héberger sans vraiment habiter.
Ce que l’on voit aujourd’hui, dans nombre de ces stations, c’est un système qui persiste par inertie. Des infrastructures vieillissantes, des équipements surdimensionnés, des flux réduits, des réponses techniques pour pallier l’absence de neige. La station fonctionne encore, mais dans un entre-deux. Ni vraiment rentable, ni franchement abandonnée. Elle devient lieu d’attente. Et c’est peut-être là que tout commence.
Si l’on suspend un instant l’idée de “reconversion”, avec ses imaginaires de marketing territorial, et que l’on se demande ce qu’on pourrait faire ici - non pas pour attirer, mais pour rester ? La station devient simplement village.
Non pas au sens d’un village d’époque, folklorique ou restauré, mais dans sa fonction première : accueillir la vie. Pas la vie spectaculaire, événementielle, mais la vie ordinaire, qu'on connaît bien en dehors des vacances. Des gens qui travaillent dans la proximité, cultivent, fabriquent, vivent là, des enfants qui vont à l'école, des retraités qui discutent sur une ruine de télésiège. Une forme de permanence qui recompose dans un lieu initialement pensé pour l’éphémère.
Cela suppose de renverser l’usage, pas nécessairement les bâtiments. La structure est là : logements, équipements, connexions. Ce qui manque, ce sont les temporalités, les usages, les intentions. Il faudrait rediriger le chauffage, ouvrir les locaux techniques, désaisonnaliser les commerces. Peut-être même laisser certaines pentes devenir friches. Inventer d’autres mobilités. Cultiver ce qui peut l’être.
Cela suppose aussi de faire avec ce qui existe. Avec le béton des années 60. Avec les perspectives interrompues. Avec les traces. Accepter qu’il n’y ait pas à reconstruire un nouveau monde, mais à continuer autrement. En détournant, en réaffectant, en réimaginant. En laissant, dans l’espace même de la station, une place pour ce qui n’avait pas été prévu.
Faire village, c’est moins revenir à un modèle qu’ouvrir un espace de transition. Où l’on puisse expérimenter des formes de vie désynchronisées du tourisme. Où l’hiver ne dicte plus tout. Où la montagne cesse d’être un produit. Où l’on ne monte plus pour profiter, mais pour habiter.
Cela demande du temps. Une pensée du long terme. Des formes d’organisation, de solidarité, de désirs partagés. Mais cela ne demande peut-être pas tant de moyens qu’on le croit. Ce qui coûte, souvent, c’est de faire revenir la neige. Habiter coûte moins cher.
Et puis, il resterait les pylônes. Les mâts des télésièges, les gares de départ, les câbles suspendus entre deux crêtes. Tous ne seraient pas démontés. Certains resteraient là, dressés dans le paysage comme les témoins d’un âge révolu - celui de l’hiver mécanisé, du loisir standardisé, de la montagne transformée en circuit.
Avec le temps, ils changeraient de fonction. Non plus supports de traction, mais balises silencieuses. Points fixes dans un paysage en recomposition. On les contournerait en marchant. On les utiliserait peut-être comme repères topographiques, comme ombres familières. On y lirait autre chose : une histoire d’effort technique, d’enthousiasme collectif, d’oubli aussi.
Leur présence dirait simplement : ici, on montait. On descendait. Et puis un jour, on a fait autrement.
Les stations, devenues villages, conserveraient ainsi les strates de leur passé. Non pas comme musée à ciel ouvert, mais comme sol vivant. Une archéologie sans fouilles, à même la surface. Où le béton, le métal et l’herbe cohabitent, sans nostalgie, sans effacement.
La montagne, alors, ne serait plus un décor pour les saisons. Elle deviendrait territoire. Un lieu traversé, habité, repensé. L’espace d’un basculement.
Quand j’ai écrit ce texte en 2018, parler de l’« effondrement des Alpes » relevait encore d’une posture marginale, presque spéculative. Il s’agissait de percevoir un décalage : entre les images mentales que l’on se fait des glaciers et la réalité de leur retrait, entre les récits figés du paysage alpin et son instabilité croissante.
J’avais observé un refus de photographier, un malaise discret face à un paysage qui ne correspondait plus aux attentes - une intuition esthétique, presque souterraine.
En 2025, ce trouble est devenu événement. Le 28 mai, le glacier du Birch s’est effondré sur le village de Blatten, dans le Lötschental : 90 % du village englouti, une personne disparue, un lac de débris formé, l’armée mobilisée. L’ampleur de la catastrophe est telle qu’un conseiller d’État a parlé d’« effondrement total », et les autorités ont décrété une situation particulière.
Ce qui relevait autrefois de la projection critique ou de l’imaginaire spéculatif est désormais advenu : le réel a rattrapé l’image. Le glacier du Trient continue de se résorber. Les cartes deviennent obsolètes, les téléphériques suspendus faute de sol.
L’écart dont je parlais entre perception et représentation s’est refermé - non pas dans une résolution, mais dans une collision. L’effondrement est désormais visible, indiscutable. Ce texte, que je n’ai pas retouché, me semble aujourd’hui documenter, malgré lui, un basculement : du régime de l’image au régime de l’alerte. Je le republie pour cette raison :
Depuis la gare du Montenvers qui surplombe la mer de glace, des touristes recherchent le glacier tout en l’observant. Le paysage auquel certains de ces visiteurs font face ne correspondant pas à celui qu’ils projettent, ils refusent alors de le photographier.
La mer de glace, dans ce qu’elle possède de visible, perd - à mesure de son réchauffement - l’apparence attendue de son gigantisme. Cette expérience de réalité observée est quasi-iconoclaste ; elle détruit les représentations collectives du glacier que composent les images de communications touristiques, les chiffres et les données, les peintures et les récits d’un romantisme passé, lequel fait aujourd’hui réapparaître la figure de la ruine - d’une nouvelle ruine : qui n’est pas celle d’une activité humaine perdue dans la nature, mais bien celle de la nature perdue dans une activité humaine - opérant peut-être une sorte de renversement anthropocentrique.
Les masses rocheuses et glaciaires, auparavant perçues comme des monolithes de stabilités, sous-entendent l’actuelle utilisation du qualificatif d’« affaiblissement » ; on parle de paysage affaibli et par induction, qu’il ait été plus fort à un moment.
C’est alors un paysage en puissance qui serait à observer : pas celui là, mais celui qui aurait pu être celui là. On assiste aussi avec le développement du last chance tourism, par lequel des agences emmènent les touristes observer des paysages glacés en insistant sur leur disparition prévue (qui contribuent à la disparition de ces mêmes paysages) à une forme de conscience paradoxale, où le paysage en puissance est donc celui qui ne sera plus - la recherche d’un spectacle au travers de ces « paysages potentiels ».
À une échelle plus générale, l’idée du loisir et du divertissement en montagne s’est progressivement associée à son industrialisation - pour la rendre plus praticable, lui amener subtilement une valeur d’usage, un présupposé sur la manière dont ces espaces sont, ou plutôt, se devraient d’être fréquentés.
Ces disjonctions, et particulièrement celle entre une réalité et son image, si elle est communément décevante pour les vacanciers, relève peut-être aussi du sentiment d’être trompé par la fabrique des images actuelles, ainsi synonymes d’illusions.
Le balcon de la mer de glace, offre à ses visiteurs contemporains la vision désenchantée d’un paysage construit par d’autres temps, la possibilité d’apercevoir l’image d’un présent instable, en composition - d’un paysage qui change de forme.
La série Moraine des images s’attache donc à photographier ce que quelques touristes choisissent de ne pas photographier.
« Pourquoi continuer à jouer alors que le monde est en feu autour de nous ? » demandait Eric Stein à propos de Dark Souls. La question semble rhétorique, mais elle continue d’habiter nos gestes - grimper, s’aventurer, s’accrocher, tomber, recommencer - dans des paysages eux aussi en ruine. Longtemps avant de m'entraîner sur une Kilter Board, j’ai traversé les mondes obscurs de Dark Souls. Et j’y ai reconnu quelque chose que je retrouvais en montagne : un mélange d’hostilité, d’obstination et de beauté désespérée. Comme si le jeu et l’alpinisme, à leur manière, formaient des poétiques du dépassement.
Il arrive, dans certaines ascensions ou sur des arêtes balayées par le vent, que quelque chose s’épaississe. Un ralentissement, une densité de l’attention, un lien ténu qui se forme - entre les sons du monde, les signaux du corps, et l’effort de tenir. On pourrait y voir une forme de recueillement, non pas un sacré figé ou transcendant, mais un agencement de présences. Un moment où le geste ne se réduit pas à une fonction, mais devient aussi une écoute. Dans Dark Souls, cette disposition trouve un écho étrange : les sanctuaires calcinés, les cathédrales désertées, les géants immobiles, les feux à peine vivants dessinent une liturgie sans dogme. Une manière de marcher dans les ruines du monde, de composer avec elles, sans les purifier ni les dominer.
Il y a là une affinité possible avec certains motifs du romantisme. Non pas un romantisme de conquête ou de démesure, mais un romantisme mineur, tremblant, qui accueille la fissure, le fragment, le presque-rien. Face à l’érosion des formes et à l’instabilité des milieux, ce n’est pas tant l’exaltation du sublime qui subsiste, que la capacité à trouver, dans la ruine même, une intensité d’existence. L’alpinisme contemporain, dans ce cadre, n’est plus celui des sommets à gravir, mais des lignes de fuite à négocier. Non pas se perdre dans les brumes, mais trouver comment les traverser.
Dans les trois textes d’Eric Stein - The Fire Fades, From Governance to Planning, Dreams of Extraction - se déploie une réflexion qui va bien au-delà de l’objet jeu vidéo. Il y est question de mondes qui s’effondrent, de systèmes qui se prolongent dans la mort, de subjectivités qui persistent dans l’entropie. Il y est question de fin, mais aussi d’imaginaires. Ces textes, mis en dialogue avec l’expérience de l’alpinisme, dessinent peut-être une écologie du geste, une manière de grimper ou d’explorer les ruines du monde sans en nier l’état, sans non plus s’y résigner.
Dans Dark Souls, le feu s’éteint. Tout est décrépitude. Mais on y joue encore, et c’est dans cette itération obstinée - cet apprentissage par la chute, ce corps mis à l’épreuve, ces tentatives innombrables - qu’un sens surgit. Non pas celui d’un salut, mais celui d’un être-là, attentif, à la limite. En montagne aussi, on apprend à composer avec des temporalités disjointes. Le permafrost cède, les saisons déroutent, les parois tombent. On ne planifie plus comme avant. Les fenêtres se réduisent. On guette. On improvise.
Stein parle de la planification comme régime contemporain du pouvoir : planifier, gouverner, modéliser, ordonner les flux - qu’ils soient énergétiques, économiques ou cognitifs. En alpinisme, cette logique atteint ses limites. L’effondrement climatique désoriente les cartes. La verticalité se défait. On n’y maîtrise plus grand-chose. Alors que reste-t-il ? Une forme de présence, peut-être. Une pratique du trouble. Un art de la navigation en milieux instables.
Starfield, dans l’analyse qu’en propose Stein, incarne un imaginaire extractiviste maquillé en exploration. Chaque planète devient ressource, chaque horizon une matière à consommer. Le jeu prétend ouvrir des mondes, mais il les clôt par avance, les indexe, les mine, les mesure. À l’inverse, l’expérience de la montagne - du moins lorsqu’elle échappe aux logiques industrielles - reste fondamentalement opaque. Une paroi n’est pas un niveau. Une météo n’est pas une interface. La roche ne se laisse pas extraire : elle se traverse, elle se ressent, elle résiste.
Il y a là un enjeu d’émancipation. Dans Dark Souls, il n’y a pas de victoire nette. Seulement la possibilité de faire face, encore une fois, d’avancer dans les cendres. Cette modalité du geste, je la retrouve dans le try hard alpin : le mouvement répété non pour dominer, mais pour s’accorder à une forme d’altérité. Grimpeur comme joueur se heurtent à ce qui leur échappe. Et c’est dans cette tension - entre puissance et limite - que surgit une poétique du geste.
Un détail me revient souvent en tête, comme un écho entre les mondes : ces moments dans le jeu où l’on atteint un sanctuaire après une longue zone périlleuse. La musique se tait, le feu crépite, et l’on peut, un instant, se reposer. En montagne, cela peut être une vire inattendue, un cairn aperçu au loin, ou le soleil qui revient après l’orage. Ces instants de répit n’annulent pas le danger : ils le rendent habitable. Ils instaurent un espace pour l’âme, une trouée dans le monde dur. Une spiritualité sans dogme.
La montagne, aujourd’hui, est un territoire de mutations. Lignes de fracture, fonte, sécheresses, instabilité : tout y parle d’un devenir incertain. Loin des rêveries romantiques, l’expérience en altitude devient plus rugueuse, plus attentive, plus inquiète aussi. Il ne s’agit plus de conquérir, mais de cohabiter. Non plus de tracer, mais d’écouter. De reconnaître qu’on ne surplombe pas un monde, mais qu’on y est pris, exposé.
Les jeux analysés par Stein nous apprennent à vivre dans des mondes qui se délitent. Ils ne proposent pas de solutions, mais des sensibilités. Ils fabriquent des situations esthétiques où il faut avancer dans l’obscur, prêter attention, s’adapter. De la même manière, l’alpinisme contemporain peut être lu comme une pratique esthétique de la fin du monde. Non pas dans une posture tragique ou héroïque, mais dans une forme d’éthique discrète du geste juste, du moment propice, de la ligne fragile.
Grimper et jouer, ici, deviennent des façons de penser avec le corps. De pressentir les passages. De désapprendre les récits de contrôle. Et peut-être, dans l’effort même, dans l’attention portée au détail, dans l’âpreté des milieux, ouvrir des perspectives pour habiter autrement les ruines du monde.
Eric Stein : https://www.researchgate.net/profile/Eric-Stein-4
Par rapport à l'image de couverture, un détail frappant m’est revenu récemment, en regardant une capture d’écran partagée sur un forum de joueurs* : l’immense carcasse d’un dragon lovée contre les murailles de Lothric. Fossile monumental, à demi enfoui dans les pierres, à peine remarqué par nombre de joueuses et joueurs, comme si sa présence était devenue invisible à force d’habituation. Pourtant, cette figure d’un monde éteint, devenue paysage, résonne puissamment avec les lignes de fracture que l’on observe aujourd’hui en montagne. Des dragons gelés dans leur chute. Des reliefs qui tombent en poussière sous l’effet du réchauffement. Des vestiges colossaux d’un âge révolu, dont on arpente encore les flancs, sans toujours comprendre ce qu’ils nous disent.
Cette image d’un dragon figé dans la mort me rappelle aussi certains récits d’effondrement glaciaire ou d’éboulement rocheux - comme ceux documentés dans les Alpes - où la montagne elle-même semble s’effondrer sous le poids d’une époque trop lourde pour elle. Là encore, il ne s’agit pas d’un spectacle à contempler, mais d’une adresse silencieuse. Une forme d’avertissement, ou de prière. Quelque chose d’immobile qui persiste au milieu du flux, comme un seuil vers autre chose. Une énigme qui hante le visible.
- https://www.reddit.com/r/darksouls3/comments/jem5v1/ive_only_just_noticed_the_giant_dragon_corpse_in/
Pendant longtemps, Ailefroide avait sa propre forme de silence. Ce n’était pas un silence absolu, mais une forme de retrait : ça ne captait pas. Le fond de la vallée, entouré de granite, coupé du ciel par les faces nord, formait une poche de non-réseau. Une enclave temporaire, où les téléphones s’éteignaient d’eux-mêmes, par manque de relais. On disait souvent “de toute façon ça ne capte pas”, et ce n’était pas une plainte : c’était un fait, une donnée du lieu. Et une forme de libération.
On s’y habituait vite. Mieux : on s’y adaptait. Le monde numérique restait en bas, avec les courses, les parkings, les stations-service. Ici, on vivait au rythme des voies, des accalmies météo, des allers-retours au torrent. L’absence de réseau devenait un protocole implicite : on se retrouvait autour du réchaud, on se parlait, on lisait. Et les rares moments de connexion se méritaient. Il fallait descendre vers Pelvoux, chercher les quelques zones où une barre de réseau apparaissait. C’était une micro-chorégraphie du quotidien : des grimpeurs arrêtés en bord de route, téléphone tendu vers le ciel, traquant l’apparition fugace du signal.
Ce petit rituel faisait partie du lieu. Il en renforçait le statut particulier : Ailefroide, ce n’était pas seulement un camp de base, c’était une zone déconnectée, un interstice dans le quotidien. Un endroit où l’on était pleinement sorti du cadre habituel : pas de lumières de ville, pas de réseau, et les étoiles, en contrepartie, d’une précision bouleversante. On voyait la voie lactée. On la reconnaissait.
Et puis un été, le changement est arrivé. En 2020, une antenne a été installée dans la vallée. Pas de manière spectaculaire, pas de transformation visible du paysage. Mais lentement, silencieusement, ça s’est mis à capter. D’abord timidement, puis suffisamment pour que l’expérience du lieu se transforme.
Le téléphone est devenu plus présent. Non par obligation, mais par possibilité. Dans les salles hors sac, les jours de pluie, certains regardaient des vidéos, d’autres télétravaillaient entre deux orages. Les mails arrivaient jusque dans la tente. Les groupes WhatsApp continuaient de vibrer au pied des faces. Il ne s’agissait pas d’un excès, ni d’une perte, mais d’un glissement.
Ce que l’arrivée du réseau a modifié, ce n’est pas seulement la possibilité technique de se connecter - c’est une certaine temporalité du lieu. Avant, Ailefroide imposait une forme de latence : l’intervalle, le détour, l’impossibilité de répondre tout de suite. Elle produisait des marges, des parenthèses. Avec le réseau, ces marges se sont réduites. Pas supprimées, mais rendues négociables. Le “tout de suite” est revenu. Et avec lui, cette logique plus large qui gouverne nos existences connectées : efficacité, disponibilité, vitesse.
On ne peut pas vraiment parler de dégradation. Ce n’est pas une histoire de mieux ou de moins bien. C’est un déplacement. Un certain type de présence - non interrompue, non joignable - a disparu. Et à sa place s’est installée une forme d’ubiquité douce : être ici, et un peu ailleurs. Être au pied des voies, et toujours, potentiellement, dans ses mails.
Le réseau n’a pas envahi Ailefroide. Il s’y est glissé comme une évidence. Il a amené avec lui les outils du monde connecté, mais aussi ses rythmes, ses réflexes, ses logiques. Ce n’est pas la technologie qui change tout, mais ce qu’elle rend possible. Ce qu’elle autorise. Et ce qu’on oublie de refuser.
Avant, on disait : “de toute façon ça ne capte pas”. Et c’était une manière d’affirmer un droit à l’absence, une appartenance temporaire à un ailleurs sans pression. Maintenant, ça capte, Ailefroide est toujours un endroit rare pour voir les étoiles, mais plus pour déconnecter. Une frontière s’est déplacée. Le ciel, lui, est resté intact.
Dans cet entretien à trois voix, le métier de guide de haute montagne est exploré depuis ses marges : non pas à travers l’héroïsme du sommet, mais dans les replis du quotidien, dans les formes mineures de la transmission et dans les effets indirects de l’engagement. André Bernard évoque une posture guidante fondée sur la discrétion, l’ajustement, l’écoute - là où l’autorité ne se déclare pas mais s’éprouve dans l’épaisseur de la relation.
Ce qui émerge aussi, de manière plus souterraine, c’est une histoire matérielle des pratiques : l’évolution du pitonnage, les transformations de l’équipement, les gestes qui se sont codifiés ou érodés au fil des générations. Les auteurs reviennent sur la manière dont ces changements ont laissé leur empreinte dans les parois, mais aussi dans les corps et les récits. Loin de tout discours nostalgique, ils décrivent une vallée en métamorphose, à la fois géographique, sociale et symbolique.
Le guide devient ainsi témoin d’une écologie du changement : il accompagne des individus, mais aussi des milieux qui se modifient, des temporalités qui se déstructurent, des attentes qui se recomposent. Cet entretien donne à entendre une parole ancrée, lucide, où la pratique se lit comme un art du lien, attentif à ce qui ne se dit pas - ou plus.
Aster :
Depuis quand tu pratiques l’escalade, et quel rapport tu entretiens avec cette pratique, et plus largement avec la montagne ? Comment ça a évolué pour toi avec le temps ?
Dédé :
Eh ben… j’grimpe depuis, facile, une cinquantaine d’années. J’ai commencé au lycée, avec un guide de haute montagne, Claude du Villiers. Il donnait des cours, et un jour, on a fait une sortie d’escalade… ça a été la révélation.
Au début, j’y connaissais rien. J’ai démarré avec le Club Alpin Français. Ils organisaient des sorties, y’avait un lieu de rendez-vous, et on grimpait entre potes. C’était très empirique, pas du tout structuré.
Aster :
C’était déjà dans les calanques à ce moment-là ?
Dédé :
Ouais, dans le sud, dans les calanques. Et puis on a pris goût, on grimpait de plus en plus. Après, j’ai commencé à faire de la montagne, à m’entraîner pour pouvoir enchaîner des grandes voies. J’avais pour objectif de faire une quinzaine de lignes de cent mètres, histoire d’être prêt pour les grandes voies dans les Alpes.
Aster :
Donc au début, l’escalade c’était plus un outil d’entraînement pour la montagne ?
Dédé :
Exactement. C’était un moyen, pas une fin. Et puis petit à petit, c’est devenu une passion en soi. Au départ c’était utilitaire, ensuite c’est devenu une histoire de lieux, de sensations.
Et puis, y’a eu un accident. Mon frère est tombé dans une grande voie d’artif, il a arraché toute une fissure. Suite à ça, il a décidé de rééquiper toutes les vieilles voies d’artif de la Grotte de l’Hermite.
Aster :
Et toi, tu t’es retrouvé à t’entraîner là-dessus ?
Dédé :
Ouais, j’ai eu cette chance. Ma génération, on n’était pas encore sur le haut niveau, mais moi, grâce à ça, j’ai pu grimper sur des voies en 7A, 7B, 7C, jusqu’à 8A. Et j’ai pu faire évoluer ma pratique comme ça, en fonction de ce qui devenait possible.
Aster :
Et ensuite tu t’es formé ?
Dédé :
Ouais, j’ai passé le diplôme de moniteur d’escalade en 88. Mais assez vite, je me suis rendu compte que ce que je voulais vraiment, c’était être guide. En 93, j’ai tout arrêté pour me lancer dans la formation, avec l’aide de Patrick Edlinger.
À 35 ans, j’ai changé de vie.
Aster :
Tu faisais quoi avant ?
Dédé :
Je bossais dans l’industrie. Rien à voir avec le sport.
Aster :
Et une fois que t’as fait de la montagne ton métier, est-ce que ton rapport à la pratique a changé ?
Dédé :
Ah ben oui. Quand t’es professionnel, tu vois les choses autrement. T’es moins au top que les amateurs, en fait. Parce que t’as moins le temps de t’entraîner.
Moi, à un moment, je me suis mis au vélo, au triathlon. Du coup, j’ai un peu lâché le haut niveau en grimpe, je suis parti explorer d’autres trucs. Et faut dire que l’activité pro en montagne ou en escalade, c’est pas ce qui permet le mieux de maintenir un gros niveau. T’es plus souvent avec les autres que dans ton propre entraînement.
Aster :
Oui, tu passes plus de temps à encadrer qu’à pratiquer pour toi…
Dédé :
C’est ça. Et encore, j’ai pas mal de chance dans mon parcours. Mais voilà, c’est un équilibre à trouver.
Aster :
Ce qui nous intéresse beaucoup aussi, c’est de comprendre comment la pratique a évolué dans les lieux comme les calanques, surtout avec la création du Parc national. Mais on en parlera plus en détail après. Là, c’était pour poser un peu le cadre.
Gilles :
Ouais, je vois. Et c’est vrai que sur l’évolution, y’en aurait des choses à dire… J’ai appris à l’ancienne, tu vois. On n’avait même pas de baudrier au début, on grimpait en grosses chaussures, on pitonnait.
Je viens de la culture piton, vraiment. On a fait des ouvertures au Verdon, en T15, avec des coins de bois, des pitons… Et puis les spits et les perfo sont arrivés. Nous, la première réaction, ça a été de les faire sauter. On trouvait que c'était plus dangereux que les pitons !
Aster :
De les enlever carrément ?
Gilles :
Ouais, on les faisait péter. On trouvait que ça dénaturait la voie, que c’était pas écologique, qu’on pouvait pas mélanger piton et spits comme ça. J’ai même fait ça avec des collègues, des BE.
Mais bon, j’suis pas complètement bouché non plus. J’ai vite compris qu’il valait mieux aller voir ce qui se faisait ailleurs plutôt que de rester assis sur mes principes.
Et donc, un jour, j’suis allé à la Grotte, à la paroi jeune, là, aux Goudes, et j’ai vu deux types avec une perceuse. En fait c’était Gilles Bernard et Hervé Guigliarelli. C’est comme ça que j’ai connu Hervé. Dommage qu’il soit pas là, tiens, parce que l’histoire elle est marrante. J’leur ai parlé, j’ai essayé de comprendre ce qu’ils faisaient. Parce qu’à l’époque, y’avait toute une mentalité autour de l’équipement du bas. On montait sans anticiper, sans tricher. On ne pré-perçait pas.
Et là, je captais pas leur démarche. Mais bon… au fond, on n’était pas contre, c’était pas agressif. C’était une autre manière de voir l’escalade, c’est tout.
Aster :
Tu viens d’une culture très différente, quoi.
Gilles :
Ah mais complètement. Moi, j’suis un enfant de la préhistoire de l’escalade, hein ! Du piton. J’ai appris avec des mecs qui m’ont montré comment planter, poser, retirer… des pitons, des coins. Et dans l’artif, j’étais redoutable.
Et puis après, y’a eu cette notion de « libre ». On appelait ça comme ça : escalade libre, comme la liberté. Tu vois ? Mais nous, dans nos petits clubs, on devait s’adapter aux mecs forts qui arrivaient.
Des gars comme toi, là, qui venaient, qui tombaient six fois sur un pas, et puis qui finissaient par passer nos surplombs en libre. Les voies qu’on faisait en artif, eux, ils les libéraient. Au début, ça m’agaçait un peu, j’vais pas te mentir.
Aster :
Et ça a changé avec le temps ?
Gilles :
Oui. À force de discuter, tu t’ouvres. Mais attention, à l’époque, y’avait pas de perceuses sans fil. Ils tapaient tout au tamponnoir, à la main. Tu vois ? J’ai vu des gars, avec leur petit burin, qui passaient des heures à faire des relais. Puis après l'arrivée des perceuses, des huluberlus qui faisaient n'importe quoI...
Mais moi, j’voulais pas poser des spits comme ça, à l’aveugle. J’me méfiais. Parce qu’on croyait à l’époque que les spits tenaient pas. Alors que nos pitons, on les connaissait. Ils étaient solides, on leur faisait confiance.
Aster :
Tu faisais déjà des choses avec des spéléos ?
Dédé :
Ouais. Eux, ils tapaient au tamponnoir aussi. C’est là que j’ai compris. Alors j’en ai acheté un, et on a commencé à faire des voies sur pitons, coins, coinceurs… Et quand il fallait sécuriser, faire un relais, on rajoutait un spit à la main. Toujours à la main, hein. Jamais de perceuse.
Aster :
T’as jamais utilisé de perceuse, toi ?
Gilles :
Alors… si, plus tard. Quand j’ai connu Cambon. On a bossé ensemble sur des ouvertures. Lui, il m’a laissé des longueurs à percer. Et là, ben t’avais pas le choix. Fallait équiper proprement.
Avec la perceuse, tu peux engager sur des lignes de force, là où t’as pas de fissure, pas de possibilité de protéger. Faut pas faire le fou. Quand tu tires droit dans une dalle de 30 mètres sans rien… t’es obligé de poser des spits, faut pas raconter d’histoires. Sans perceuse on n'aurait pas d'escalade à Ailedfoide.
Aster :
T’as vu un vrai changement à ce moment-là ?
Gilles :
Oui. C’est là que j’ai compris qu’il fallait évoluer. Et j’ai accepté. Mais toujours avec un regard critique. Je faisais attention à ce que je faisais. Pas question de poser du matos n’importe comment.
Pareil pour les baudriers. On n’en avait pas au début. On bricolait des harnais nous-mêmes. Jusqu’au jour où je suis tombé au Verdon… une chute de 20 mètres. Mon cuissard a craqué. Là, j’ai compris. Depuis, j’ai investi dans du matos solide.
Aster :
Tu parlais de baudriers, t’as connu toute l’évolution du matos, en fait ?
Gilles :
Oh que oui. Le baudrier de Gaston Rébuffat, tu tombais avec ça, tu laissais un souvenir. Et encore, j’ai eu le modèle Williams… tu passais une vague dans un anneau de sangle. Maintenant, avec les harnais modernes, c’est quand même autre chose.
Mais aujourd’hui, j’trouve qu’on est tombés dans l’excès inverse. Trop de technologie, trop de confort. Ça lisse un peu les choses.
Aster :
Tu penses que ça a un impact sur la manière dont les gens grimpent ?
Gilles :
Bien sûr. À l’époque, nous on grimpait sur des lignes de faiblesse, on suivait le rocher. Maintenant, avec les perceuses et les relais tout faits, on va dans des lignes de force, dans les zones lisses. On engage pas de la même manière.
Avec Cambon, on en avait parlé. Faut faire des choses propres, mais faut pas non plus tout sécuriser à outrance. Y’a un équilibre. Et puis maintenant, y’a des gens qui posent des spits partout, sans concertation. Ça devient problématique. Tout a changé avec les perfos sans fil.
Aster :
Tu penses à des exemples précis ?
Gilles :
Oui. On a eu des cas dans les Calanques. Des gars qui appellent le Parc pour demander à rééquiper des voies, sans même consulter les gens du coin. Nous, on bosse depuis des années sur ces falaises, on a un collectif, une éthique… C’est grave, ça.
J’ai toujours défendu l’ouverture du bas. Mais parfois, à cause de la nature du rocher, j’ai dû m’adapter. À la Ciottat, tu fais pas ce que tu veux. Tout s'écroule. Alors j’ai ouvert du haut, j’ai fait comme les autres. Mais je le dis. Je le note dans le topo. J’ai pas de problème avec ça, tant que c’est assumé.
Aster :
C’est une question d’honnêteté, en fait ?
Gilles :
Exactement. T’as le droit d’évoluer, de tester d’autres manières de faire. Mais faut l’assumer. Et faut pas effacer ce qui a été fait avant. Faut respecter les lignes, les histoires, les gens qui sont passés là. C’est tout un héritage. Et ça, c’est précieux.
Aster :
Bon, trop bien. En fait, t’as déjà répondu à ma deuxième question sans que je te la pose…
Gilles :
Pas mal, hein ?
Aster :
Ouais, regarde : “Quand est-ce que t’as commencé à équiper dans les Calanques ?” C’est fait.
Gilles :
J'dirais… moi c'est venu autour de 95–96. C’est arrivé avec une vague, tu vois. Une nouvelle génération, des mecs avec des perceuses sans fil.
Aster :
Ouais, mais eux, c’est un autre délire, non ? L’équipe de Bernard, tout ça…
Gilles :
Pas pareil, c’est sûr. Mais moi, j’ai discuté avec eux. J’ai tout passé à la moulinette, j’ai essayé de comprendre. Y’en a qui sont restés bloqués, figés dans leur trip piton… J’en connais, des collègues à moi, ils sont encore comme ça. Ils jurent que par le pitonnage, ils veulent pas évoluer.
Mais faut évoluer dans la vie, merde ! Tu peux pas rester bloqué. Faut arrêter d’être comme ça, figé dans l’image du passé.
Aster :
C’est justement ce qui est intéressant. T’as fait du piton, et t'es resté curieux, à côté, t’as des gars comme, qui eux sont pas du tout dans ce trip-là…
Gilles :
Exactement. Et c’est ça qui est bien. Ça permet de croiser les approches.
Tu sais, j’ai des discussions avec lui, maintenant. Lui, il a fait des trucs fabuleux. Mais moi aussi, j’ai ouvert plein de choses. Et tu sais quoi ? Avec mes vieilles techniques, j’avais pas peur de m’engager, moi. J’avais pas peur d’aller au combat.
Et maintenant, y’en a qui rééquipent. C’est bien, faut le dire.
Aster :
Tu penses à une ouverture en particulier ?
Gilles :
Oui. Une belle histoire, ça. Une voie que j’avais ouverte avec un mec, Antonin Rhodes. Tu connais peut-être...
En 96, on avait ouvert des belles voies d’artif ensemble. Et un jour, il m’appelle pour me dire qu’il aimerait les rééquiper. On lui a proposé d’y aller ensemble, de le faire avec lui. Mais en vrai, il avait déjà tout fait. Bon, c’est pas grave.
Mais tu vois, lui, les pitons, les vieilles cordelettes… il supporte pas. Pour lui, c’est pas de l’escalade, c’est du musée. Mais il sait pas de quoi il parle.
Aster :
C'es comme un choc de générations ?
Gilles :
Ah ouais. Moi, je lui ai dit qu' j'avais ouvert plein de voies, pas de la même manière. Et on s’en fout, hein. C’est pas une compétition. Mais faut pas mépriser. C’est juste une autre approche.
Dédé :
Le problème, c’est que là vous opposiez les pratiques. Alors qu’il faut avoir une vision globale de l'escalade.
Moi, j’ai équipé des itinéraires d’envergure. J’allais pas dans les Calanques pour faire des voies de cent mètres. Moi, j’allais aux Jorasses. Là, t’as pas de pitons, t’as rien. Tu fais comme tu peux.
J’ai planté des centaines de pitons, moi. Et j’suis un des rares à pas avoir été contre les spits. Au contraire, j’suis allé discuter avec ton frère, avec Hervé. J’leur ai demandé pourquoi ils faisaient ça. J’me suis adapté. Et des vieux cons de mon âge, qui ont fait ça, y’en a pas beaucoup, crois-moi.
Toi, ta génération, vous êtes plus forts, plus adaptables. Nous, on a dû apprendre à voir autrement. Ça a créé une nouvelle approche. Et surtout : faut pas opposer les pratiques.
Aster:
Tu penses que le niveau a monté grâce à l’équipement ?
Dédé :
Mais bien sûr ! C’est indéniable. Tu pouvais tenter plus dur, te lâcher. T’avais moins peur de tomber. L’équipement, ça ouvre des possibles.
Aster :
Justement, c’est ce que je voulais te demander juste après. T’es en train de répondre à la question d’après là !
Aster :
Bon allez, maintenant c’est à monsieur Berga de parler un peu…
Gilles :
Non, non, le lance pas trop fort, sinon on est partis pour trois heures !
Nico :
(Rit.) 1974. J’ai commencé en 74.
Tu vois ! Mon frère jumeau.
Aster :
Incroyable. Même année ?
Gilles :
Ouais. Frères jumeaux de grimpe. C’est comme ça. On est foutus !
Aster :
Dédé quand est-ce que t’as commencé à équiper dans les Calanques ?
Dédé :
J’ai commencé dans les années 90, avec mon frère Gilles (Gilles Bernard). Mais j’ai pas équipé que là. J’ai aussi ouvert des voies à la Sainte-Victoire, à la Sainte-Baume… Et dans chaque pays où j’ai grimpé, j’ai toujours cherché à ouvrir. C’est comme un réflexe. Je pouvais pas grimper quelque part sans laisser une ligne.
Mais tu sais… j’ai jamais eu besoin de dire “j’ai équipé tant de voies” pour être satisfait. Franchement, j’m’en fiche. J’ai pas de reconnaissance à chercher là-dedans.
Le nombre de longueurs, de spits que j’ai plantés ? Honnêtement, ça me laisse indifférent.
Ce que je vois, c’est que j’ai passé ma vie à grimper. Et parfois, j’ai alterné entre la grimpe sportive et les approches plus traditionnelles, selon le lieu, selon l’éthique du coin.
Tu vas dans les Dolomites, t’équipes pas comme tu veux. Surtout à l’époque. T’étais obligé de t’adapter.
Dans les années 90, avec l’accident de mon frère, y’a eu un tournant. Ça a fait bouger les choses. Les grandes voies d’artif dans les Calanques, ça devenait obsolète. Trop dangereux, pas pertinent.
T’imagines passer dix heures suspendu à des trucs rouillés, juste pour faire 50 mètres ? C’est absurde. Le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Faire peur pour faire peur, mater un plomb en se demandant s’il va tenir… c’est vide de sens. Ni pour toi, ni pour les autres.
J’ai grimpé avec Christian Guillaumard. Lui, c’était un pur, un adepte du crochet, de l’engagement psychologique. Mais dans du 6B. Et le jour où on a commencé à grimper ensemble, j’lui ai dit : “Christian, à quoi bon ? Avec ton niveau, avec ton feeling, passe au truc propre. Équipe bien. Tu verras, tu pourras même engager plus.”
On a équipé ensemble une paroi au Cabanon. Rien qui dépasse le 8a+. Bon, pour vous, c’est pas énorme, mais on avait un pas de bloc en 7C, avec le dernier point à 8 mètres sous les pieds.
Là, oui, tu sens l’engagement. T’es plus dans le 6B avec un piton qui bouge. C’est autre chose. Et Christian, il a compris. Il a évolué.
Peu de gens connaissent cette facette de lui, cette période juste avant qu’il parte en Nouvelle-Calédonie. J’ai lu un article dans un vieux journal, le gars parlait bien de lui, mais il connaissait pas cette transition. Il connaissait pas le moment où Christian a compris que l’équipement pouvait aussi être une forme d’engagement, mais différente.
Et ça, c’est important.
...
Cette évolution, elle est pas unique. Tu la retrouves dans les Dolomites, dans les faces nord, aux Grandes Jorasses. T’as encore des voies pas spitées, mais juste à côté, t’as des lignes modernes, bien équipées. Un vrai mélange des styles.
Et sans cette évolution, les grimpeurs auraient pas pu progresser. C’est pas possible.
À l’époque d’Edlinger, les Français dominaient les compets. Pourquoi ? Parce qu’on avait les plus belles voies, les plus difficiles aussi. Des voies rendues possibles par cette transition dans l’équipement.
Ça, on le doit à plein de gens. Dont les frères Bergasses ! La grotte des Goudes. Ils ont ouvert la voie – sans mauvais jeu de mot – à cette nouvelle approche, avec les spits. Une nouvelle manière de voir à l'époque.
Gilles :
Ben moi, j’suis pas d’accord avec toi. Tu vois ? Pas du tout.
Aster :
Et du coup, Nico, tu disais que t’avais commencé à équiper dans les Calanques dans les années 70 ?
Nico :
Equiper et ouvrir c'est deux choses très différentes pour moi, j'ai ouvert très très tot...
Ouais, en 76 ou 77, je dirais. On a ouvert quelques voies pas toujours très intéressantes, mais ça faisait partie du jeu. On partait du bas, on mettait des pitons, parce qu’on avait pas grand-chose d’autre.
Pas de friends à l’époque. Les coinceurs, c’était limité. Donc on montait, on se sécurisait en mettant des pitons là où en en avait besoin, c'est à dire assez peu finalement, c'était très engagé. Et au fil du temps, on a compris que si on voulait que les gens refassent les voies, fallait laisser des points. Des trucs solides. Là est venu le fait d'équiper plutôt que d'ouvrir.
Par exemple, au Jardin d’Enfants, on avait trois spits sur une longueur de vingt mètres. Trois spits de huit, hein. Premier à six mètres, deuxième à douze, troisième à dix-huit, et après t’étais dehors.
On payait les spits de notre poche, on les posait à la main. Mais déjà, on pensait à ceux qui viendraient après.
Aster :
Et y’avait déjà des topos qui indiquaient ça à l’époque ?
Nico :
Oui, bien sûr. Avant même que je grimpe dans les Calanques, y’avait les topos de Philippe Hiély. Puis ceux de Lucchesi.
Mais attention, c’était pas comme maintenant. Quand tu partais dans une voie, tu savais pas combien de points tu allais trouver. Des fois, t’en trouvais aucun. Fallait poser tes pitons, et espérer qu’ils tiennent.
Et quand ton second arrivait pas à les enlever, ben ça faisait un point pour les suivants ! C’est comme ça que les voies ont commencé à se peupler petit à petit.
Et vers 78–80, là on a commencé à vraiment se dire : faut laisser les pitons. Pour que les gens puissent grimper sans marteau. Parce que poser un piton dans une dalle en 6B, hein… fallait pouvoir lâcher les deux mains, sortir le marteau, sortir le piton, taper dans une position tordue… c’était le cirque.
Alors on en mettait quatre ou cinq dans une longueur, pas plus. Et si ton second l’arrachait pas, c’était jackpot pour les suivants.
Gilles :
Et voilà pourquoi j’dis qu’on doit pas figer les choses. Chacun fait ce qu’il veut. Ce qui compte, c’est de grimper. Et de respecter ce qui a été fait avant. Pas besoin de guerre de religion entre pitons et spits.
Dédé :
Évidemment. Regarde, avec mon frère, on a fait la première répétition du Voyage de la Mandarine. C’est pas une voie de plaisanterie, hein. Pas la plus dure, mais faut y aller.
Et là, récemment, j’ai fait une voie à côté de la Paroi Rouge, bien soutenue aussi. Donc tu vois, je fais pas que du facile. Je suis pas enfermé dans une case.
Gilles :
Tiens Dédé, un autre exemple : à un moment, ils ont ouvert un énorme surplomb en artif, 45 mètres de dévers. Une des voies les plus dures du Verdon. Et Antonin Rod, il nous appelle pour nous demander si on pouvait le rééquiper.
On aurait pu dire non. Mais non : on est allés discuter avec lui. Parce qu’on est pas cons, et qu’on est pas là pour opposer les pratiques.
Je suis pour tout, celui qui veut rééquiper mes voies d'artifs ici, dans la vallée, il me demande et il peut le faire si ça a un sens pour lui.
Dédé :
Voilà. Faut arrêter avec ces oppositions à la noix. Moi aussi, j’ai fait des voies en artif. Si quelqu’un veut les rééquiper, ben ça me dérange pas. Ce qui compte, c’est la discussion. Le dialogue.
C’est ça, l’ouverture d’esprit. Et tu vois, même toi, avec tout ce que tu racontaiss sur les pitons dans les années 90 les machins, ben t’as évolué, quelque part.
Dédé :
Dans les années 80, c’est vrai, j’étais dans le dur avec ça. Mais j’ai aussi équipé. J’ai fait 300 mètres à la Soubeyrane, du bas, et en 8a+. Donc voilà…
Aster :
Bon, j’ai une question pour nous faire avancer, les gars !
Dédé :
(Rires.) Tu veux dire : “nous remettre dans les clous” !
Nico :
Attends, j’ai une anecdote. Après la voie du 14, elle a été rééquipée, et libérée, je crois que c’est du 7C maintenant. Eh ben avant ça, je l’avais faite en solo, auto-assuré.
À chaque longueur, je posais mes points moi-même, avec un système de bidouillag de nœuds, de cordes… Et après, je devais tout redescendre en second pour déséquiper. Deux jours.
J’ai bivouaqué dans la grotte de l'ermite entre les deux. Et franchement, ce souvenir-là, il vaut bien plus pour moi que n’importe quelle première en libre. Tu vois ce que je veux dire ?
Gilles :
Ben oui, c’est exactement ça. Tu me fais plaisir de raconter ça. Le plaisir, il peut être dans le libre, dans l’artif, les deux, c'est l’exploration… L'aventure. Et ce qui compte, c’est que tu puisses discuter, partager. Moi je suis pas un ayatollah du piton.
Y’en a eu, par contre, des intégristes du piton. Moi je suis pas d’accord avec eux. Eux, ils sont contre tous les équipements modernes. C’est un délire. Ils sont coincés dans leur truc.
Ouais, j’me rappelle une fois à la Sainte-Victoire, j'ouvrais une voie, je me prends une corde fixe de Gorgeon (ouvreur de nombreuses voies en libre) sur la tronche… Il me sort : “Mais qu’est-ce que tu fous là ? Ca sert à rien ce que tu fais”
C’était du grand n’importe quoi.
Dédé :
Moi, j’ai une vision plus large. Une vision globale. Pas juste calée sur une petite falaise ou une chapelle.
Ce qui a fait avancer l’escalade, c’est cette ouverture, justement. Cette mixité des approches. Grâce aux Français, à l’équipement moderne, des Dalles, à la médiatisation d’Edlinger, à tout ce qu’il a apporté.
Gilles
Et oui, nous, on traçait uniquement des lignes de faiblesse. Les nouveaux, ils ont commencé à tracer dans les lignes de force. C’est ce qui a permis le vrai saut de niveau, l'évolution de la pratique.
Dédé :
Exactement. Et tu sais quoi ? Les précurseurs, c’était ceux qui ont commencé à poser des spits.
Nico :
Dans les calanques bien sur, Y’a eu Nat.
Dédé :
Mais vous aussi (Frères Bergasses), vous faisiez partie de ceux qui faisaient bouger les lignes.
Maintenant, ma vision, c’est de défendre notre discipline. Pas la segmenter. Faut globaliser toutes les pratiques. Les réunir sous une même bannière.
Sinon, on laisse la place aux intégristes, il y a ceux qui veulent “restaurer” ou "renaturer" les secteurs. Qui veulent tout enlever, tout interdire, remettre à l’état sauvage.
Moi, j’m’en fous que le mec grimpe sur spit, sur piton, ou sur coinceur. Ce qui compte, c’est qu’on protège un patrimoine. Matériel et immatériel.
Et ça, ça devrait suffire pour empêcher qu’on supprime des secteurs entiers d’escalade.
Aster :
C’est parfait. Parce que justement, ma prochaine question, elle est là-dessus.
C’est quoi, selon vous, l’impact de la création du Parc National dans les Calanques ? Qu’est-ce que ça a changé à votre pratique ?
Gillou :
Alors, le Parc, il est arrivé officiellement en 2012. Mais avant ça, y’avait un GIP – un Groupement d’Intérêt Public. Comme dans tous les parcs nationaux.
Le GIP, il est là pour observer les pratiques sur le territoire et poser les bases de la charte. Ensuite, cette charte est vérifiée par des avocats du Conseil d’État, puis validée pour plusieurs années.
Et à ce moment-là, le Parc est créé. Donc 2012, c’est la naissance officielle du Parc des Calanques. Mais au début, on n’en a pas beaucoup entendu parler.
Aster :
Et c’est le GIP qui a posé problème au début ?
Dédé :
Oui. Parce qu’il voulait créer des réserves intégrales énormes. Normalement, une réserve intégrale, c’est une toute petite zone, un témoin, où seuls les scientifiques ont accès. Tu regardes comment la nature évolue sans intervention humaine.
Nicolas :
(Rit.) Sans que la main de l'homme n'y mette jamais le pied.
Dédé :
Mais là, dans les Calanques, ils voulaient faire de toute la frange maritime une réserve intégrale. C’était abusé.
On a même entendu dire, en réunion : “L’homme n’a plus rien à faire ici.” Tu te rends compte ? Alors que ça fait des millénaires qu’on est là, qu’on a des activités, des pratiques, une histoire.
On s’est insurgés. On s’est battus contre ça. Et finalement, ces grandes réserves ont été abandonnées. Il reste quelques zones, comme autour du Cap Canaille ou de Marseilleveyre, mais dans des proportions acceptables.
Et ce qu’on a obtenu aussi, c’est la création d’une commission escalade. Et surtout : que l’escalade soit reconnue comme une activité patrimoniale.
C’était pas écrit dans la charte du Parc au départ. Mais on s’est battus pour l’y faire entrer.
Aster :
Et maintenant, c’est dedans ?
Dédé :
Oui. C’est dans la charte du Parc. Comme plein d’autres éléments spécifiques. Parce que chaque parc a ses particularités. Il y a des généralités, bien sûr, mais aussi des spécificités locales.
Et là-dessus, on a réussi à obtenir des avancées concrètes. Notamment sur les zones de nidification.
Avant, on interdisait des falaises entières à la grimpe. Maintenant, dès qu’un nid est repéré, on limite la restriction à cette zone précise.
On arrête la grimpe, oui, mais de manière ciblée, adaptée. On fait plus les choses à la hache. Ça, c’est un vrai progrès.
Tu vois, par exemple, les falaises du Cancéou, à une époque, c’était quasi interdit. Pareil pour certaines zones à Castel Vieil.
Aujourd’hui, on peut y grimper. Et si on voit un nid, on prévient le Parc. Souvent, on met une petite pancarte, on se met d’accord pour pas y aller jusqu’à ce que les petits aient pris leur envol.
Ça, franchement, c’est plutôt positif.
Mais bon… on reste vigilants.
On surveille tout le temps, on fait hyper gaffe à ce qu’ils ne nous interdisent pas des sites comme ça, du jour au lendemain.
Par contre, pour l’équipement de nouvelles voies, là, c’est bloqué. On a de vrais problèmes sur l’entretien, même.
Le Parc, il joue pas forcément le rôle de décideur, mais il est partout. C’est devenu une interface entre toutes les couches administratives. Il t’annonce : “On ne peut pas faire ça, parce qu’il y a des propriétaires, des obligations, des risques…”
Et ce qui a foutu le bordel au début, c’est que le Parc a foutu la trouille aux propriétaires avec ces histoires de responsabilité.
Il faudrait que la loi française évolue là-dessus : la responsabilité sans faute, c’est pas tenable pour les sites naturels.
Mais bon, dans l’ensemble, on a quand même eu des avancées. Pas d’interdictions majeures.
Sauf que, en juin 2020, y’a eu une tentative : les propriétaires, avec la bénédiction du Parc, ont voulu interdire l’escalade dans les Calanques sur les terrains de l’ONF et du conseil départemental.
Ça représentait 70 % des terrains grimpables... Là, on a foutu un gros bordel.
On a lancé un post sur la page des Calanques et des hommes (Association d'André). C’était le 10 juin. Et boum, ça a pété. On a mis un gros coup de pression.
Gilles :
Et y’a eu une pétition aussi. Dédé a mis ça en ligne, ça a pris feu. En trois jours, on a eu 11 000 signatures.
C’est parti fort. Même des Allemands que j’ai croisés, ils connaissaient Les Calanques et des Hommes, ils avaient signé. On a eu un vrai écho.
Dédé :
C’est Gilles qui a été moteur là-dessus, faut le dire. C’est un vrai militant. Il lâche jamais l’affaire.
Gilles :
Y’a eu aussi cette histoire avec l’ONF, tu te souviens ? Ils voulaient raser l’abri Azéma, ce petit refuge emblématique.
On est montés au créneau. On a fait une vidéo. Elle est en ligne. Résultat : ils ont renoncé. Ils l’ont pas rasé. Une vraie victoire.
Aster :
Je l’ai pas vue, la vidéo.
Dédé :
Je te l’enverrai. Ce qui est fou, c’est que quand tu leur rentres dedans, s’ils sentent qu’il y a un front uni en face, ils reculent.
Parce que mine de rien, si tous les grimpeurs, les clubs, les pratiquants se mobilisent ensemble… ça pèse. Ça devient politique.
Gilles :
Moi, j’me suis retrouvé à défendre des mecs que je connaissais même pas, juste parce qu’ils s’étaient fait tomber dessus pour avoir posé quelques spits.
Ils les ont traités comme des terroriste, ils avaient des perceuses les mecs. Filtrés, surveillés, filmés. On aurait dit qu’ils préparaient un attentat…
Gillou :
C’est pour ça que faut qu’on reste soudés. Et qu’on arrête de se diviser entre pratiques.
Ce qui m’importe, moi, c’est qu’on garde un vrai patrimoine, matériel et immatériel. Et que ce patrimoine, il empêche qu’on ferme des secteurs.
C’est pas une question de piton ou de spit. C’est une question de mémoire, de transmission. De respect de ce qui a été fait.
Aster :
Bon… merci pour tout ça. C’est vraiment précieux. Et maintenant, place aux… tourtons ?!
Gilles :
(Rit.) Ah ben oui ! Christine, on les met où, les tourtons ? Sur les grilles ? Dans le four ? Tu t’en occupes ?
Dédé:
Moi, j’suis pas spécialiste en tourtons. Mais j’suis pour les solutions collectives.
Et tiens, je t’envoie le lien de la vidéo Les Calanques et des Hommes. C’est elle qui a tout déclenché.
Aster :
Top, merci. C’est parfait pour clore tout ça.
Et depuis que c’est devenu un parc, vous diriez que la pratique, notamment dans les topos, elle a évolué ? Ou pas vraiment ?
Dédé :
Franchement ? Non, pas tant que ça. À part les nouvelles voies qu’on n’a pas pu équiper, rien n’a vraiment bougé.
Le topo, on l’a sorti en 2017. On n’a demandé l’autorisation à personne, c’était trop compliqué de faire valider quoi que ce soit. Alors on l’a fait d’autorité.
Puis on a sorti une nouvelle édition en 2020, avec quelques modifs. Ils étaient un peu furax, mais en France, tu peux pas interdire la publication d’un topo. Pas encore.
Peut-être que ça changera un jour… mais pour l’instant, on fait comme on veut.
Aster :
Parce qu’au début, Hervé (Guigliarelli) m’avait parlé d’un travail de repérage des lignes qui avaient déjà été ouvertes, une sorte de recensement ?
Dédé :
Oui, ça, c’était déjà en cours à l’époque du GIP. C’était dans l’air.
Aujourd’hui, ils ont même mis en place un algorithme qui permet de visualiser toutes les falaises grimpables, même si elles n’ont pas de voie connue.
Bon, moi, j’ai pas tous les détails, mais en gros ils utilisent un système de calcul - peut-être du lidar, j’sais pas exactement - qui croise les altitudes, l’inclinaison, la visibilité… Et avec ça, ils détectent toutes les parois qui pourraient être équipées.
Et ensuite, ils veulent poser un calque avec uniquement les voies figurant dans le topo de 2020. Le problème, c’est que ce topo ne couvre que 60 % des voies existantes dans les Calanques.
Gilles :
Nous, ce qu’on demande, c’est qu’ils intègrent toutes les voies. Parce que si tu veux faire reconnaître un patrimoine d’escalade, il faut tout recenser.
Et donc, il faut aller chercher dans les anciens topos de Lucchesi. À l’époque, il y avait un topo par calanque.
Nicolas :
Et dans certains secteurs, y’avait plein de voies répertoriées, avant les topos de Lucchesi, c'est des choses qu'on a équipés... Dont plus personne n’a entendu parler depuis quarante ans.
Il faut qu’on les réinscrive.
Dédé :
Et on veut aussi qu’ils inscrivent toutes les voies qui sont dans Les 400 plus belles de Rébuffat. Même celles des secteurs aujourd’hui interdits.
Parce qu’à un moment, on avait voulu jouer le jeu. On avait mis des zones de protection volontairement, en se disant qu’on allait pas les inclure dans les topos, pour éviter la surfréquentation.
Mais ils ont profité de ça pour interdire complètement ces secteurs.
Et maintenant, on veut qu’ils justifient ces interdictions. Et qu’ils puissent encore les justifier dans vingt, trente ou quarante ans. Parce qu’une fois que tout sera inscrit noir sur blanc, ils pourront plus effacer l’histoire.
On fait un gros travail de pression pour ça. On demande à tous les grimpeurs qui ont des connaissances, des archives, de participer. Moi, j’ai tout passé à Gilles et à Hervé. Tout ce que j’avais autour du Jardin d’Enfants.
Gillou :
Oui, Hervé a déjà bien repéré ce coin-là. Mais y’a encore plein de voies qui n’apparaissent nulle part, alors qu’elles existent. Et qu’elles comptent.
Et puis y’a un autre sujet, qu’on peut pas zapper : le flicage.
À un moment, y’avait un type du Parc, Chapaz, chargé de surveiller les grimpeurs. Un gentil gars en soi, mais dans les faits, il était perçu comme un flic. Et il a pas fait avancer les choses. Il a mis un gros frein à l’équipement.
Gillou :
Ouais, plusieurs grimpeurs historiques ont été judiciarisés. Des types qu’on connaît, qui équipaient depuis toujours. Et là, pouf : surveillance, amendes, dossiers montés… Ça a mis un coup d’arrêt net aux équipements sauvages.
Et le pire, c’est que maintenant, y’a des agents de l’ONF qui se sont formés à la descente sur corde. Deux stages ont eu lieu. Mais ces mecs-là, ils savent pas ce que ce sont ces lieux, ces secteurs.
On sait pas trop ce qu’ils vont faire, mais c’est flou, on supposait qu'ils allaient déséquiper des falaises, sans trop en parler...
Nicolas :
C'est jamais bon signe de laisser le travail à des gens qui sont complètement hors du milieu. Sans culture de la pratique.
Gillou :
Y’a un mec, à l’époque, qui équipait une école pour les enfants. Il s’est fait choper. 450 euros d’amende, pour une journée pédagogique. Et pendant ce temps, on te parle de lézards rouges, de biodiversité… C’est absurde.
C’est pas les plus pollueurs qui sont punis, c’est les mecs qui transmettent. Ils s'étaient fait arrétés...
Aster :
Tu sais qui a été pris ?
Dédé :
Ouais, et dans cette histoire-là, ils ont voulu faire des exemples. Ils ont pris quatre gars emblématiques.
Guy Abert, qui est guide, un peu solo dans sa manière d’équiper, mais un passionné. Hervé Guigliarelli, qui faisait le topo. Pierre Clarac, un BE. Et Gwenael Drouot, un équipeur.
Gwenael Drouat, il s’est même fait choper dans une carrière désaffectée. Ils sont venus filmer, le faire descendre… PAF, PV.
Hervé, ils l’ont surveillé par bateau. Avec des jumelles ! On aurait dit des manœuvres militaires.
Ils sont venus 17 fois pour le surveiller, lui qui équipait une école d’escalade. C’est du délire.
Aster :
C’est dingue...
Dédé :
Ouais. C’est pour ça que tout ce travail de mémoire, de retracer l’équipement, c’est crucial. Pour que demain, personne puisse effacer ce qui a été fait. Pas au nom d’une écologie mal comprise, pas au nom du contrôle.
Nicolas :
T'avais tout un secteur… le Jardin Suspendu, le Jardin des Baladins, le Jardin d’Enfant. Certaines voies ont été équipées par d’autres, mais moi, j’en avais ouvert pas mal. Et j’avais tout transmis à Gilles.
Dédé :
Oui, je m’en souviens. C’est le moment, là, de ressortir tous les trucs planqués derrière les fagots, pour faire un inventaire vraiment complet de l’escalade dans les Calanques.
Alors oui, ça veut dire qu’ils vont tout savoir. Mais c’est pas grave : nous aussi, on saura. Et moi, j’y tiens.
À la dernière commission escalade, j'ai mis un coup de pression. Ils n’avaient même pas pensé à inclure Riou. Riou, c’est interdit, d’accord. Mais je veux que ce soit consigné dans le listing.
Ce listing, c’est pas juste un répertoire des voies ouvertes. Il doit aussi inclure les endroits où on n’a plus le droit d’aller.
Aster :
Et vous êtes d’accord avec ça ? Qu’il y ait des zones interdites ?
Dédé :
Oui, bien sûr. Mais à condition que ce soit des interdictions temporaires, spatiales et justifiées. Une fois qu’on dit ça, c’est pas un problème.
Mais interdire de principe, pour l’éternité, comme sur la Muraille de Chine (secteur) par exemple, ça non.
Une fois que toutes les voies seront consignées, on leur dira : “Attendez… Vous les avez mises dans le listing, mais elles sont interdites. Il va falloir justifier ça, maintenant.”
Gilles :
C’est clair. Faut qu’ils puissent justifient, scientifiquement, pourquoi certaines voies sont interdites.
Parce qu’à un moment, on a eu l’impression qu’ils voulaient juste prendre du territoire. Et nous, on était devenus “l’ennemi”. Ils ont avancé leurs pions, et on s’est laissé faire.
Aster :
Et à côté de l’escalade, est-ce qu’il y a d’autres pratiques qui ont été impactées par le Parc ?
Gillou :
Oui, bien sûr. Ils ont diabolisé plein de choses. Le VTT, par exemple. Ils l’ont assimilé au freeride, alors qu’il y a plein de pratiques douces.
Y’a des pistes carrossables partout dans les Calanques, tu peux rouler sans problème. Mais au lieu de distinguer, ils ont tout mis dans le même sac.
Dédé :
Le “KZert”, comme on l’appelle, elle aime pas le VTT. Ni les pêcheurs, ni les plongeurs.
Bon, les “bulleux”, eux, ils s’en sont bien sortis. Ils ont réussi à défendre leur pratique, c’est une activité économique, ils savent parler, ils ont bien manœuvré.
Mais les pratiques plus marginales, plus solitaires, comme la chasse sous-marine, elles ont été laminées. Et pourtant, c’est du sport aussi. Le chasseur sous-marin, c’est un sportif.
Gillou :
Et le bulleur, il va pas faire du sport ? Il enfile une combi moulante, qui taille même pas bien ! C’est pas sérieux… J’peux faire des sketchs là-dessus, si tu veux.
Y’a même un gars, Varelle, qui faisait 80 mètres de plongée. Un champion.
Mais les chasseurs sous-marins, eux, ils ont pris cher. Comme la tyrolienne d’ailleurs. Avant, on faisait des petites tyroliennes. Maintenant, c’est vu comme un parc d’attractions.
Ils ont démonté les câbles, écrasé les ancrages. Pas juste enlevant proprement, non. Écrasé.
Dédé :
Y’a eu aussi cette histoire avec le triangle interdit. J’vais te raconter : j’ai bossé dans la plongée. Un jour, j’suis allé plonger tout seul, par mauvais temps, sur le Grand Congloué.
C’est une zone interdite, y’a encore des épaves antiques là-bas. Tu sais, Marseille, c’est trois mille ans d’histoire. T’as eu des naufrages, des trafics, des cargaisons de soie, de métaux…
Et là, y’a encore les tuyaux des anciennes succeuses au fond. Les ferrailles sont partout. J’suis remonté, j’ai dit aux plongeurs du Parc : “Vous pourriez pas imaginer une opération de nettoyage ?”
Mais bon, ça les a pas fait rire. Ils ont rien répondu. Pourtant, c’est crade, c’est pas une blague.
Aster :
Et les succeuses, c’est… ?
Dédé :
Une succeuse, c’est comme un énorme aspirateur. Tu l’utilises pour dégager les sédiments, mettre à jour les épaves, sans creuser. Tu déplaces juste la matière.
Mais tous les tuyaux sont restés là, au fond. Et personne ne dit rien. Les écolos, là, ils pourraient commencer par là.
Gillou :
Et puis les ferratas ? Y’en a jamais eu dans les Calanques. Et c’est pas faute d’avoir voulu. Mais c’est pas la culture locale, ici.
C’est une culture du Sud, avec des assos, des gens qui ont toujours veillé à préserver les lieux. À la fois pour l’escalade, mais aussi pour le paysage.
Gillou :
Tu sais, si aujourd’hui les Calanques sont ce qu’elles sont, c’est grâce aux CAF, aux Excurs, aux lycéens marseillais. C’est pas nouveau, ça fait plus d’un siècle.
Y’a eu une grosse manif, à Pormieu, contre l’extension de la carrière de Solvay sur En-Vau. Un siècle en arrière, déjà.
D’après les témoignages, y’avait 100 000 personnes.
C’était uniquement les assos locales : le CAF en tête, puis les Excurs, qui sont un peu plus jeunes. Le CAF, c’est vraiment la première. Une vraie personnalité morale.
Ils ont joué un rôle essentiel dans la protection du territoire.
Dédé :
C’est une culture locale, un peu “cafiste”. Ça correspond à une certaine couche sociale marseillaise, des gens qui grimpent, qui sortent.
Mais c’est pas tout le monde, évidemment.
Aster :
Ok, j’avance, j’ai encore quelques questions… Peut-être un peu plus générales.
C’est quoi, pour vous, la différence entre le Parc des Calanques et un parc comme celui des Écrins, par exemple, en termes d’activités de pleine nature ?
Gillou :
Alors moi je dirais que… déjà, le Parc des Écrins est plus ancien. Il a intégré la culture locale, il s’y est adapté.
Tandis que Marseille, comme je te disais, c’est une culture plus confidentielle, presque de niche. Une certaine classe sociale, professionnelle.
Dans les Écrins, la culture montagne touche tout le monde. Et surtout, elle touche des métiers.
Dédé :
Oui. Dans les vallées d’ici, les gens ont toujours gagné leur vie avec la montagne. Emmener des gens en montagne, guider, faire vivre les refuges…
À Marseille, c’était zéro. Aucun camping proche des Calanques, rien. Les Calanques, c’était un terrain de jeu, pas une économie.
Donc tu interdis l’escalade à Marseille, tu perds zéro euro. Tu l’interdis ici, tu mets en danger des emplois, des villages.
Gillou :
Ici, la montagne, elle est intégrée dans la vie, dans la charte du Parc. Le bivouac, par exemple, est toléré. Même en cœur de parc.
À Marseille, le bivouac, il était déjà interdit bien avant la création du Parc, à cause du feu, de la salubrité.
Mais ici, le bivouac, c’est une culture. Tu peux pas faire de grandes courses sans bivouaquer. Donc il a fallu qu’ils l’acceptent. On discute, on gueule, on argumente… et ça passe.
Dédé :
J’ai toujours dit au directeur du Parc : “Une cordée qui s’engage… elle peut bivouaquer. C’est pas un crime.”
Et maintenant, il comprend. Faut que ce soit écrit, bien sûr. Mais on est entendus. On est pas juste des fouteurs de merde.
On défend notre région, nos pratiques.
Aster :
Donc vous diriez que l’acceptation des pratiques ici, c’est surtout parce qu’elles ont un poids économique ?
Gillou :
Économique et historique. Les deux.
Et regarde : même si l’escalade n’est pas dans le cœur du Parc ici, dans les Hautes-Alpes, elle est essentielle pour les collectivités.
Avec les stations de ski qui tournent au ralenti, ils vont devoir miser sur les activités estivales. Le bloc, l’escalade… c’est l’avenir.
Et puis ça peut se pratiquer à Pâques, à la Toussaint. Moi je viens à l’Argentière à ces périodes-là, c’est génial. Si c’est bien géré, y’aura autant de monde à l’automne qu’en été.
Dédé :
Autre différence majeure : la question de la responsabilité des propriétaires. Ici, dans le 05, ça a été balayé direct.
Les collectivités, les proprios, ils ont dit : “On peut pas se passer d’escalade.” Alors ils la soutiennent. Ils financent les rééquipements, l’entretien, même les ouvertures.
Aster :
Ok, j’ai une dernière question, un peu triviale : comment vous voyez le futur de l’escalade et des activités de montagne dans des parcs comme ça ?
Gillou :
Eh ben, justement. Dédé, il l’a très bien dit au Parc de Marseille : on n’est plus dans la concertation. On est dans la négociation.
Et ça change tout. Faut arrêter de croire qu’on peut tout faire gentiment. C’est du rapport de force, maintenant.
Dédé :
Oui, c’est exactement ça. Et ici, y’a eu un vrai changement aussi. Avant, t’avais toujours tout le monde contre toi. C’était une histoire de personnes.
Maintenant, le mec qui est à la tête du Parc, il autorise beaucoup plus de choses que son prédécesseur.
Gillou :
Alors que nous, à Marseille, c’est beaucoup plus politique. Ça bloque plus.
Dédé :
Mais pour répondre à ta question : l’avenir, ça va se jouer sur la vision globale. Faut pas cloisonner.
Tu peux pas défendre l’escalade sans défendre le parapente, la rando, tout ce qui fait la montagne.
On peut pas grimper sans marcher. On peut pas avoir une politique de montagne qui oublie tout ça.
Si on conserve cette vision collective, globale, alors oui : on pourra continuer à grimper. Sans problème.
Gillou :
Et tu vois, à terme, ils vont même nous aider à entretenir les voies. Je pense qu’il y a bon espoir.
Mais à une condition : faut qu’on s’en occupe. C’est ça le vrai souci.
Dédé :
Le problème, c’est qu’il reste quatre ou cinq teigneux qui se battent dans leur coin, pendant que les autres regardent passer les trains. Y’a plus la dynamique. Les vieux des falaises, ils s’essoufflent.
Et maintenant qu’on commence à supprimer des voies, ça commence enfin à les remuer, même les randonneurs…
Mais il va falloir qu’on se regroupe. Si on reste divisés, on va se faire démonter.
Par contre, si on est soudés, si on fait bloc, on peut les faire plier. On l’a déjà fait, face à l’ONF, sur d’autres batailles.
Gillou :
C’est pour ça que je peux pas entendre qu’on divise les grimpeurs. Le cœur de la grimpe, c’est pas “pro-ring”, “pro-artif”, “pro-machin”.
Tu fais de l’escalade, point. Elle prend plusieurs formes, c’est tout.
Et là où on a de la chance, c’est qu’on est aidés par la jeune génération. Ça, c’est une richesse énorme.
Dédé :
Les jeunes d’aujourd’hui, ils font tout : du bloc, des grandes voies, du big wall en libre, de la fissure, des compètes en salle…
Ils sont encore plus ouverts que nous à leur âge. Et ça, c’est précieux. Faut s’en inspirer. Faut les soutenir.
On a fait une réunion au CAF, on a réuni plein d’assos. Et on leur a dit : “C’est à vous de prendre le flambeau, maintenant.”
Parce que l’avenir, c’est pas le vieux qui perce au spit dans son coin, ni celui qui pitonne comme un furieux.
C’est les jeunes qui grimpent dans le 8a+, et qui le font avec le sourire.
Gillou :
Quand je vois ça, je suis admiratif. Franchement.
L’avenir, c’est pas nous. C’est vous.
Et peut-être qu’ils se lèvent à dix heures, ces jeunes… mais t’inquiète, ils assurent.
Tu crois qu’on était mieux, nous ? On était des sales gosses, des bourrins, on foutait le bordel et on faisait que des conneries.
Dédé :
(Rit.) Pas tous… mais ouais. On en a fait pas mal.
Gillou :
Mais toi, tu fais un super boulot. C’est bien ce que tu fais. T’es sorti du cadre, t’as pris des initiatives. C’est important.
Aster :
Trop bien… Merci les gars. C’était vraiment précieux. Je suis hyper content.
Dans cet entretien, Stéphane Benoist - guide de haute montagne et formateur à l'ENSA - propose une lecture située de la transformation des pratiques alpines contemporaines. Son regard, à la fois empirique et réflexif, s’appuie sur une expérience ancrée dans les reliefs alpins et himalayens, mais s’ouvre rapidement à des enjeux plus larges : climat d’incertitude, reconfiguration des savoirs, mutation des relations au milieu et à l’autre. À travers ses propos, se dessine une écologie du geste, attentive aux ajustements, à l’implicite, à ce qui se joue dans les marges de la décision.
Ce qui frappe dans cette prise de parole, c’est la manière dont elle rend visible un basculement : celui d’un monde alpin qui ne peut plus se penser comme un espace stable, balisé par des routines techniques ou pédagogiques reproductibles. Les repères temporels (saisons, fenêtres météo), matériels (conditions du terrain), mais aussi symboliques (figures de l’autorité, relations guide - clients) deviennent plus fluides, parfois mouvants. Face à cela, Stéphane ne propose pas une posture de maîtrise, mais un effort de lucidité : reconnaître l’augmentation de la complexité, et chercher des formes d’attention capables d’y répondre.
Ce texte s’inscrit ainsi dans une tentative de cartographie des transformations en cours, sans nostalgie ni solution clé en main. Il explore ce que signifie aujourd’hui « guider » dans un monde instable : non plus transmettre des certitudes, mais apprendre à lire des configurations mouvantes, composer avec des savoirs distribués, ajuster son rôle à des régimes relationnels plus horizontaux. En creux, il esquisse une forme de pédagogie contextuelle, située, où le métier de guide devient moins un savoir-faire qu’un savoir-être : capacité à maintenir une qualité de relation face à l’imprévisible.
-
Stéphane :
Alors… comment on se projette sur la pratique de l’alpinisme, sur la formation de guide ?
Ben… franchement, moi je dirais : très mal. Comme d’habitude.
Mais bon, faut dire aussi que je suis vraiment conditionné intellectuellement par le cheminement dans lequel je suis. Donc c’est aussi pour ça que je dis ça.
Et en même temps, j’hésite.
Bon… très rapidement, un portrait de ma vision des choses. Enfin je dis « ma », mais en fait c’est aussi une réflexion partagée avec un ami, c’est surtout lui qui porte le truc. Il bosse pas mal là-dessus, sur ce qu’il appelle une vision analytique.
Disons que… pour résumer, c’est des visions très schématiques, pas des vérités. Mais ça permet d’y voir un peu plus clair.
Alors la pensée complexe, on peut la définir de plein de manières.
Mais là, pour répondre sur le côté « prédictif », sur le fait de se projeter, je dirais que l’une des conséquences de cette pensée complexe — qui est faite surtout de croisements d’informations — c’est qu’on voit bien que les choses bougent.
Que ce soit à l’échelle individuelle, ou à l’échelle globale, de la Terre entière, on voit que c’est instable. Ça bouge.
Et ça, c’est très symptomatique de notre vision : il y a un saut de complexité en train de s’opérer.
Et ce genre de saut, il se fait pas à n’importe quel moment : il faut un certain volume d’informations, un certain croisement. Mais on peut pas prédire ce qui va en sortir. On sent que ça évolue, mais on sait pas vers quoi.
Toi, d’ailleurs, tu dois être mieux outillé que moi pour comprendre ça côté maths, ce que c’est que cette complexité.
Mais clairement, faire de la prédiction là-dedans, c’est pas simple.
Quand on a deux infos qui se croisent, on peut encore s’en sortir. Mais quand il y en a N… on y arrive plus.
Un bon exemple, c’est Laurence, sur le climat. Elle parle beaucoup de l’effet papillon, des conditions initiales.
Juste une petite variation au départ, et le résultat est complètement différent. Comme l’histoire des doubles pendules.
Mais bon, à titre individuel, sur d’autres sujets, j’aime bien quand même poser des diagnostics.
Et sur la pratique de l’alpinisme… ce que j’appellerais l’alpinisme « standard », ben dans mon parcours, dans ce que j’observe encore aujourd’hui, on est plutôt dans le « quoi » que dans le « pourquoi ».
C’est l’activité qui porte les gens. Que ce soit l’escalade, la montagne, ou autre chose.
Mais on ne se demande pas forcément pourquoi on y va. On y va. On prend l’expérience comme elle vient.
Moi, je suis plutôt dans ce rapport-là. Donc j’ai pas forcément besoin de me projeter dans l’activité elle-même.
Après, sur l’aspect sociétal… là oui, je vois une grosse différence.
Mais bon, peut-être que moi j’étais un peu à part, vu mon histoire. Chacun a la sienne.
Mais ce que je ressens, c’est que chez les jeunes, ou même chez les moins jeunes qui débutent l’activité, il y a beaucoup plus d’angoisses, beaucoup plus d’inquiétudes. Ils ont besoin que les choses soient plus cadrées, plus sécurisées. Ils ont besoin de se projeter.
Mais sur la pratique alpine, au sens des alpinistes… je saurais pas trop te dire. Je sais pas comment ils sentent les choses aujourd’hui.
Par contre, chez les guides, et dans les écoles, là oui, ça bouge. Il y a des inquiétudes. Comme chez beaucoup de monde.
Moi, j’en ai peut-être un peu moins, c’est vrai.
Quentin :
C’est des inquiétudes qui se manifestent sur quoi ?
Stéphane :
Sur le réchauffement. Et sur le manque de neige.
Typiquement, ici, dans les Alpes-Maritimes, dans le Mercantour, c’est flagrant : y a moins de neige.
Mais c’est pas seulement une histoire de température. On m’a expliqué ça il n’y a pas longtemps : c’est surtout une baisse des précipitations.
Et ce qui rend les choses compliquées, c’est que c’est super hétérogène. Même à l’échelle du territoire.
Par exemple, Valberg, côté précipitations, c’est un vrai souci. Plus on va vers l’ouest du département, plus c’est sec.
J’ai entendu dire — à confirmer — qu’ils avaient même bloqué des permis de construire à cause de ça. Parce qu’ils peuvent plus garantir l’accès à l’eau. C’est un vrai problème hydrique, là-bas.
Alors qu’en Vésubie, c’est pas pareil.
Et si on compare Auron et Isola 2000, qui sont juste à côté, c’est fou : c’est pas du tout le même climat.
Isola, ils prennent plus d’effet de lombarde, donc plus d’eau, plus d’humidité, et en plus c’est plus haut. Et les lombardes, elles refroidissent. Résultat : plus de neige.
Donc, tu vois, c’est très variable. Et pas que sur l’espace : sur les individus aussi. Et même dans le temps.
Par exemple cette année, y a un truc qui m’a interpellé. On parle de la Nina. Normalement, ça a pas d’effet sur l’Europe. La Nina, c’est plutôt un refroidissement de l’Atlantique… je crois que c’est l’Atlantique. Et El Nino, c’est le réchauffement.
J’en parle un peu parce que je suis allé grimper en Amérique du Sud, donc j’ai été confronté à ces phénomènes.
Mais ce que je veux dire, c’est que cette année, malgré les prévisions, dans les Alpes, dans le Mont-Blanc, on a eu une saison d’alpinisme quasi normale. Comme il y a trente ans. Peut-être pas tout à fait, mais pas loin. Alors qu’on s’attendait à du très compliqué. Et au final, non.
Par contre, le temps est incertain. C’est pas juste cette semaine : c’est plus global. Et en bas, en plaine, y a eu des canicules bien marquées.
Dans le Mercantour, on l’a moins ressenti. Il faisait chaud, plus qu’il y a 20 ou 30 ans, c’est sûr.
Nous, on a pas mal de parois orientées ouest. Et avant, le matin, t’avais les doigts gelés, c’était garanti.
Je me souviens d’un projet à la Cougourde, l’année dernière. La paroi prend le soleil vers 11h. On était là tôt, vers 8h. Et on était en T-shirt. Il y a 20 ans, c’était impensable. À 8h, t’avais les doigts gelés, c’était sûr.
Et dans la journée, il faisait plus chaud qu’en bas. Une chaleur vraiment lourde. On était pas loin de l’insolation, même en se protégeant.
Cette année, même période, même lieu, on n’a pas eu ça.
Alors, ok, ça dépend aussi du jour. Peut-être que l’an dernier, c’était le jour le plus chaud… Mais cette année, on était un cran en dessous.
Donc voilà… tout ça pour dire : est-ce que la Nina a eu une influence ? On sait pas trop. C’est très complexe.
Et pour comprendre ce genre de phénomènes, faut vraiment aller chercher des invariants, des trucs sur lesquels on peut s’appuyer. Parce que sinon, on est vite paumé.
C’est des sujets hyper complexes.
Déjà pour faire une analyse factuelle, c’est compliqué.
Mais alors pour se projeter à partir de ça…
Quentin :
Oui, c’est sûr.
Est-ce que ce n’est pas dans la manière dont la pratique s’organise que ça évolue ? Comme si, maintenant, elle s’organisait avec moins de certitude qu’avant ?
Stéphane :
Ah oui, complètement.
Ah oui, oui. Ça, complètement…
Quentin :
Et du coup, est-ce que c’est pas aussi les créneaux qui changent ? Des créneaux réduits ?
Stéphane :
Complètement. Les créneaux sont réduits, c’est clair.
Les conditions sont plus complexes, plus courtes, plus variables.
Quentin :
Mais dans la manière d’appréhender la pratique, est-ce qu’on ne cherche pas justement à faire confiance à cette incertitude ?
Stéphane :
Ah ouais… là tu dis beaucoup de choses.
Juste avant d’y répondre, je voulais finir un truc : dans les équipes jeunes, on voit que ça bouge énormément. Ils sont très sensibles à tous ces sujets.
Par exemple, dans l’équipe nationale FFCAM — c’est sur trois ans — on a eu un jeune qui a dit : « Moi, je ne prendrai pas l’avion. » Et l’objectif de l’équipe, c’est de faire une expé à la fin.
Bon, lui il n’est pas venu, parce que c’était quelqu’un aussi très engagé, militant. Et le projet avait bougé, on a failli changer de destination, puis on est revenu à celle de départ, et pour s’organiser en bateau jusqu’en Amérique du Sud… c’était pas faisable.
Mais le fait est là : ça questionne. Ils se posent des vraies questions. Ils se projettent, et ils refusent certaines choses.
À l’ENSA aussi, on sent que ça évolue. Il y a une pression, parce que l’école dépend du ministère des Sports, donc il y a des injonctions politiques. Qu’on critique ou pas, elles existent.
Ils essaient de réduire leur empreinte, de favoriser le covoiturage, ce genre de choses. Il y a un discours.
Mais ce sont surtout les jeunes qui le portent. Eux, ils sont déjà là-dedans.
Nous, on est d’une autre génération, on s’adapte. C’est toujours plus dur de s’adapter que de naître dans un cadre. Mais ça pousse, clairement, ça pousse d’en bas.
Et pour revenir à ce que tu disais, sur faire confiance à l’incertitude…
C’est complexe, mais peut-être pour des raisons très simples, parfois. C’est ça la complexité aussi.
Moi, ce que je vois, c’est qu’avant, les alpinistes — les générations avant la mienne — ils bloquaient trois semaines de vacances. C’était lié aux congés payés. Ils allaient camper à Chamonix, souvent sans gros moyens.
Bon, le milieu est très hétérogène socialement. Mais ce mode-là, où tu bloques du temps, ça s’est effondré.
Et à mon avis, ça a commencé avant même qu’on prenne conscience des enjeux climatiques. C’est venu de contraintes sociales et économiques. On a vu disparaître cette possibilité de s’offrir du temps long. Chacun ajuste comme il peut.
Et moi, j’ai 53 ans.
Je suis né en région parisienne, mais arrivé à Saint-Jeannet à 5 ans. Donc je suis vraiment d’ici. La région parisienne, je la connais à peine.
Et ce que je ressens, c’est qu’à mon époque — et même ceux qui ont 10 ou 15 ans de moins — les parents s’occupaient moins de leurs enfants.
Ce temps « libre », quelque part, a une incidence sur les loisirs. Aujourd’hui, tu passes beaucoup de temps pris par le travail, dans l’incertitude professionnelle. T’es plus engagé, mais dans un monde plus complexe.
Et puis t’as plus à t’occuper de ta famille.
Les journées font toujours 24 heures, mais on est pris dans une course.
On a des outils pour aller plus vite, mais c’est de la vitesse de contrainte. Et moi, j’ai vraiment ressenti un effondrement du modèle « je bloque mes vacances, et je pars ».
Maintenant, on fait avec ce qu’on peut, quand on peut.
On prend des petits créneaux, on compose.
Et peut-être aussi qu’on faisait déjà ça avant même de s’en rendre compte. Avant même de se dire qu’il fallait s’adapter.
Et ensuite, tu as parlé du rapport à l’incertitude.
Alors là… c’est vraiment le cœur du sujet. Pour moi, c’est le mot-clé. C’est central.
Notre rapport à l’incertitude, c’est ce qui traverse tout.
Et ça reboucle avec la pensée analytique, qui cherche à éliminer l’incertitude, et la pensée complexe, qui cherche à l’accueillir, à la traverser.
Bon, les deux se mélangent toujours. Y’a du complexe dans l’analytique et inversement.
Mais fondamentalement, la pensée complexe, c’est l’acceptation de cette incertitude.
Et ça passe par des cheminements, individuels et collectifs. Et là, c’est pas simple.
Je parle beaucoup des jeunes, parce que j’en encadre.
On a créé un bureau des guides, il y a plus de 15 ans maintenant. Avec un ami, qui tient aussi le gîte du Boréon. Il est guide, et il s’intéresse beaucoup à la météo. Il regarde ça de près : températures, précipitations… la baisse d’eau, surtout.
Il s’appelle Nicolas Ferraud. Il a aussi un regard sur l’économie, le commerce, parce que c’est son histoire familiale. Il a une vraie vision.
Et c’est aussi lié à la fréquentation. C’est pas que technique ou climatique.
Bon… l’incertitude, je me suis un peu perdu, mais c’est ça le nœud pour moi.
Dans notre bureau des guides, c’est lui qui a posé les bases du modèle économique. Il est plus jeune que moi — moi je suis de 71, lui de 82 — mais il avait une grosse avance sur tout ce qui est compréhension du monde actuel.
Et ça marche bien parce qu’ici, dans les Alpes-Maritimes, t’as un million d’habitants.
Le tourisme de montagne existe, mais c’est surtout du tourisme à la journée. Avec Sophia Antipolis à côté, ça crée du mouvement.
Donc les gens font l’aller-retour. Pas de grosses expéditions.
Nous, on est dans un petit massif. Je dis en rigolant que c’est un sous-massif, comparé à des capitales comme Chamonix.
Chamonix, c’est la capitale mondiale de l’alpinisme, clairement.
La Grave aussi, l’hiver, c’est une capitale. L’été, un peu moins, mais quand même.
Et dans ces capitales, les clients se jettent sur les guides. Y’a un manque permanent de guides au Mont-Blanc.
Pourquoi ? Parce que ce sont de grosses montagnes, pleines d’incertitudes.
Donc tu ressens le besoin d’encadrement. Et tu paies. Cher, parfois. Pas plus qu’ailleurs, mais ça reste un coût.
Ici, dans le Mercantour, c’est différent. Pas de gros glaciers.
Juste un glacier moribond sur la face nord du Gélas : un névé, avec de la glace permanente. Il fond pas, même en octobre.
D’ailleurs, c’est ça qu’il faut regarder : pas l’été, mais l’automne. C’est là que tu vois ce qu’il reste avant les premières neiges.
Donc les vraies périodes de « non-neige », c’est octobre, pas juillet.
Et notre modèle de tourisme, il s’est adapté à ça. On fait des stages avec plusieurs stagiaires, c’est de la clientèle privée, mais qui aime la dynamique de groupe. Moins de face-à-face, moins de pression.
Et ça répond à un besoin de société : plus d’autonomie, plus de collectif.
On ne prend plus un guide juste pour être encadré. Il y a encore cette relation de partage, qui est belle, mais elle évolue.
Stéphane :
Le guide, son rôle, c’est d’amener. Qu’il connaisse l’itinéraire ou pas, il amène dans une montagne qu’il connaît mieux, en principe, que son client. C’est ça, la base de la relation.
Nous, ici, on a un petit peu de ça. Mais dans un massif comme le nôtre, ce qu’on observe, c’est que les gens apprennent à grimper, et assez vite, ils commencent à se débrouiller seuls.
Donc ce qu’on propose, nous, c’est plutôt des stages qui leur permettent de structurer, de mettre du contenu, et de gagner en autonomie. Et ça, ça fonctionne bien.
Mais cette clientèle, si elle est de plus en plus nombreuse, c’est aussi parce qu’elle est plus inquiète. Elle est dans un système où elle a du mal à sortir des sentiers battus toute seule.
Et quand je dis « système », je ne veux surtout pas qu’on parte sur des théories du complot. Je ne dis pas qu’il y a des gens qui organisent ce système. Non, pour moi, ce système, on l’organise tous. C’est important de le dire.
Peut-être qu’on peut dire « société » si on veut un mot un peu plus doux. Mais voilà, il y a de l’inquiétude, et moins d’acceptation de l’incertitude qu’à l’époque où je grimpais avec d’autres alpinistes, ou quand je regardais comment les guides proposaient des choses.
Et puis dans les stages que j’anime aujourd’hui — j’en ai trois en parallèle — je vois bien les différences.
Il y a un stage local dans les Alpes-Maritimes, que j’ai commencé en 2006.
Avant ça, en 2005, j’avais démarré avec l’équipe nationale.
Et là, depuis deux ans, je m’occupe du groupe féminin FFCAM–ENSA. Donc FFCAM c’est le club alpin, et ENSA l’école des guides.
Et là, sur ce groupe-là… alors là, l’acceptation de l’incertitude, le fait de se lancer… c’est dur. Très dur.
Au début, je bossais avec Christophe Moulin, qui était responsable à la FFCAM, j’ai beaucoup appris avec lui. Il a arrêté il y a six ou sept ans. Là, je viens de finir ma deuxième équipe de trois ans.
Et sur la première, j’avais volontairement fait venir quelqu’un pour créer du contraste, quelqu’un que je considère comme dans le très, très haut niveau, mais aussi dans une démarche profondément artistique.
Je le dis comme ça : c’est un peu comme Van Gogh. Tu lui retires la peinture, tu le tues. Ben lui, c’est pareil. Tu lui enlèves l’activité montagne, tu l’éteins.
Mais à côté de ça, tu lui demandes de cotiser à la retraite, de fonder une famille, de vivre « normalement », et là, il est très, très handicapé.
C’est Enzo Oddo. Il est vraiment hors-norme. J’espère pour lui qu’il évoluera, qu’il découvrira d’autres choses. Mais là, il est encore très loin de ça. Pour beaucoup de jeunes, le monde dans lequel il vit est presque inconcevable.
Et le fait de l’avoir dans le groupe, c’était pour créer un choc. Pour montrer que certains ne cherchent pas simplement une finalité, un but utilitaire.
Chez lui, il y a la question du « pourquoi ». Peut-être pas consciente, faudrait lui demander. Mais moi, je le ressens comme ça.
Et donc, l’incertitude… ce mot-là, il est lourd. Il pèse.
Parce qu’on est dans une société qui se normalise. Mais cette normalisation, elle vient pas d’un complot. C’est pas Matrix. Enfin… je sais même plus si dans Matrix c’est censé être un petit groupe qui orchestre tout. Je crois pas.
Mais bref, c’est pas un plan organisé. C’est plutôt nous, collectivement, qui faisons advenir le monde tel qu’il est.
Et la science, une certaine science en tout cas, elle se construit pour refuser cette incertitude.
Mais le chemin de la complexité avance quand même. Et à mon avis, pas mal de désordres viennent de ce refus de l’incertitude.
Quentin :
C’est très intéressant ce que tu disais sur le « quoi » et le « pourquoi ».
Je pense que cette question du pourquoi, dans l’alpinisme aussi, elle a été peu posée.
Stéphane :
Ah, complètement.
Quentin :
Avant-hier, je suis retombé sur un vieux texte de Mallory, dans mes archives.
Un court article, une dizaine de pages, qu’il a écrit en 1914, dix ans avant sa tentative à l’Everest.
C’est là qu’on retrouve sa fameuse réponse : « parce que c’est là », à la question du pourquoi.
Mais dans ce texte-là, il est encore tout jeune. Presque adolescent. Il distingue déjà un alpinisme qui chercherait une réalisation esthétique profonde — pas juste un style — mais vraiment quelque chose de l’ordre de la beauté, de la difficulté, du sens.
Pas seulement de la conquête, même si à son époque, ça reste central.
Et je trouve ça hyper intéressant. J’ai l’impression qu’il y a toujours eu ces deux pôles, même si c’est jamais tout blanc ou tout noir.
Stéphane :
Oui, oui. Complètement.
Et ce que tu dis, ça me parle beaucoup. Parce que là, tu touches un deuxième mot très fort.
Il y a l’incertitude, mais il y a aussi l’implicite.
Quand on parle de pensée analytique — tout à l’heure, on n’enregistrait pas — j’évoquais Aristote, le tiers exclu, les bases logiques… Ce sont des structures implicites, et beaucoup de gens qui sont dans l’analytique n’en ont même pas conscience.
Et dans l’alpinisme aussi, il y a plein d’implicites.
Delphine Moraldo, à l’institut Max Weber de Lyon, bosse là-dessus, sur le fair-play. Et ce qu’elle montre, c’est que l’alpinisme a été fondé par des aristocrates, des bourgeois britanniques, dans des logiques de clubs fermés, très élitistes.
Pas élitistes au sens de l’excellence, mais au sens de l’exclusion. C’était des milieux très masculins, avec leurs codes.
Et ça, ça a structuré une éthique.
Et l’éthique aussi, c’est un mot qu’il faut interroger.
Donc, quand tu parles de Mallory, je pense qu’il percevait ces tensions.
Il sentait déjà qu’il y avait là des forces antagonistes : d’un côté des logiques de domination sociale et masculine, de l’autre une quête esthétique, un engagement personnel.
Et ça, c’est important aussi dans ta réflexion écologique. Parce que ces aristocrates, en montagne, ils avaient une logique d’économie de moyens. Pas dans les trajets, certes, mais en montagne, oui.
Alors aujourd’hui, un alpinisme comme celui qu’on a vu avec Inoxtag, par exemple — que moi je ne juge pas négativement d’ailleurs — eux, les anciens, ils auraient été extrêmement critiques. Très durs.
Parce qu’ils avaient une approche minimaliste, un respect de la montagne, même si ça ne passait pas forcément par une conscience écologique comme on l’entend aujourd’hui.
Mais ce qu’ils portaient, c’était aussi une esthétique. Différente.
Et ce que tu dis, je le sens aussi. Mallory perçoit ces contradictions, ces tiraillements, et il ouvre la question du pourquoi.
Et ça, c’est une question de sens.
Mais le « pourquoi », c’est vaste. Il peut prendre mille formes.
Moi, j’ai grandi dans un monde de gradation.
Et c’est ça aussi, ma difficulté avec la pensée analytique — même si j’y suis encore inscrit, parfois. Elle cherche du binaire : oui/non, vrai/faux.
Mais dans le réel, les choses sont souvent entre les deux. Un peu vraies, un peu fausses.
C’est là qu’interviennent les probabilités, l’incertitude, les zones grises.
Moi, j’essaie de chercher, même dans ce qui est négatif, ce qui peut en sortir de bon — même une petite part.
Et dans ce qui est positif, ce qu’on oublie de questionner, ce qui pourrait poser problème.
Je suis pas né comme ça, mais j’essaie d’avancer vers ce chemin-là.
Un chemin d’équilibre, un chemin de crête.
Et ouais… là, on touche à des sujets vraiment profonds.
Mais pour moi, ouais, les deux mots-clés, c’est vraiment l’incertain et l’implicite.
Et déjà, si on commence à les aborder frontalement, c’est énorme. C’est très fort.
Mais bon… je crois que je n’ai toujours pas répondu à ta première question : « comment on se projette ? »
Alors, comment on se projette ?
Ben… on se projette avec tout ce rapport aux angoisses, et surtout à l’implicite.
Parce que l’implicite, c’est tout ce qu’on n’a pas compris, mais qui est là. Et qui structure nos imaginaires, nos façons d’être, nos mondes. C’est très structurant. C’est vraiment ça que je veux dire quand je parle d’implicite.
Et donc, on se projette… ou pas.
On se dit : « on verra bien quand ça viendra ».
Moi, j’ai un côté un peu naïf. J’essaie à la fois de me poser des questions, de voir les paradoxes, les contradictions… et en même temps, de prendre les choses comme elles viennent.
Je pense que ça dépend des moments : il y a des temps pour réfléchir, et des temps pour agir.
Et bon, la neige… on sait qu’il y en aura moins. On sera plus haut. Ça, c’est admis.
Mais alors, on peut aussi aller chercher des endroits plus élevés, dans d’autres pays, où il y en aura peut-être encore, plus longtemps.
Mais là, ça pose plein d’autres problèmes : trouver du temps disponible, que ce soit pour des clients ou des pratiquants autonomes.
Il y a l’argent. Il faut s’entraîner pour le projet. Et puis il y a le rapport à l’écologie : certains refusent catégoriquement de prendre l’avion, d’autres l’acceptent mais continuent en ayant conscience du paradoxe.
Et moi, je dis ça sans aucun jugement. Parce qu’en caricaturant un peu, je suis plutôt dans cette posture-là.
Ou alors je fais quelques sacrifices, mais avec toute une gradation possible. Jusqu’à ceux qui refusent totalement l’avion.
Mais là, ça a des conséquences : ça prend du temps, ça coûte, ça devient une équation difficile économiquement.
Et ce qu’on observe, comme tu l’as très justement dit, c’est que tout est instable.
Aussi bien localement — dans l’espace — que dans le temps. Même sur une seule saison. D’une année à l’autre, tout peut changer.
Et dans un petit massif comme le nôtre, ceux qui ont un peu de recul l’ont compris, ou bien le sentent sans même le formuler.
La neige bouge très vite. Et pour avoir « la bonne neige », ça dépend aussi de ce qu’on recherche.
Est-ce que le ski est juste un moyen de déplacement ? Alors la neige, on la prend comme elle est.
Ou est-ce qu’on cherche une vraie qualité à la descente ? Là, c’est une autre histoire. C’est à la marge. Et ça se joue à presque rien.
Et quand c’est de la neige de printemps, ok, tu peux l’anticiper un peu plus. Mais si tu cherches la poudre, là, il faut être hyper réactif.
Et il y a un truc qu’on oublie souvent : le vent. On parle température, précipitations… mais le vent a changé.
Il est plus fort, plus concentré. Il y a des tempêtes. L’anémomètre de l’aiguille du Midi, il s’est fait arracher. Il tenait jusqu’à 270 km/h.
Mais c’est très local. Très ponctuel.
Donc ouais, les régimes météo, les flux ont changé. Tout devient plus incertain.
Et paradoxalement, on accepte de moins en moins cette incertitude.
Et en même temps, les implicites, eux, commencent à se dévoiler.
Nous, on travaille là-dessus avec mon ami, mais c’est aussi ce que tu fais, toi, dans ta recherche. Les implicites se dévoilent.
Moi, je le vois à l’échelle de ma génération.
Et pour moi, la pédagogie, c’est justement ça : lever le voile sur les implicites. Expliquer, rendre visible.
Et on a de plus en plus accès à des savoirs, à des outils pour les transmettre. La pédagogie progresse.
Et pour revenir à la pratique, la neige, oui.
Alors je suis biaisé, parce que je skie très peu. Juste en famille, pour le plaisir, pour que les enfants sachent aussi — avec un petit objectif pédagogique.
Comme guide, en ski de rando, si je fais sept journées dans l’année, c’est déjà beaucoup. Donc c’est rien.
Là, je travaille aussi avec d’autres guides. Je retravaille à l’école des guides, mais sur le recyclage des anciens.
Et eux, ouais, un guide « moyen », il fait peut-être 60 % de ses journées sur les skis.
C’est une moyenne, bien sûr, mais ça dit quelque chose. Moi, je suis pas représentatif.
Mais je comprends que pour ceux qui sont là-dedans, ça crée plus d’inquiétude.
Moi, mon fond de commerce, entre guillemets, c’est la formation, l’alpinisme traditionnel. Monter des tas de cailloux, quoi.
Et tant qu’il y aura des gens qui auront envie de monter sur des tas de cailloux, nous, on aura notre place.
Il y aura toujours des aventuriers qui iront tout seuls. Ils sont souvent critiqués, dans les médias, quand ça tourne mal.
On les traite d’inconscients, « ils montent en short ». Mais derrière ça, il y a tout un rapport à la société. Une petite phrase comme ça, elle a des conséquences énormes. Très lourdes.
Et là où moi, je suis plus impacté, c’est sur la glace.
Cascade de glace, et aussi le mixte. Mais rien que la cascade, déjà, c’est compliqué.
Parce que là, on est proche de la neige. Et nous, dans notre massif, dans des coins comme Saint-Dalmas-le-Selvage ou le vallon de Gialorgues, on avait deux cascades de glace.
Quand on a lancé le bureau des guides, vers 2008–2009, il y avait eu de gros hivers. C’était super : de la glace, de la neige partout.
Et dès qu’il y avait de la neige, paf ! Ça créait un engouement. Les gens voulaient sortir. Il y avait une vraie envie.
Mais cet hiver… zéro glace. Rien. On n’a pas pu faire grimper un seul client. Il n’y avait rien de formé. Juste un peu, mais pas assez pour grimper. C’était mort.
Et ça, ça me touche directement.
Pas juste professionnellement, mais aussi personnellement. Parce que j’aime ça, grimper sur la glace.
Alors un hiver sans glace… c’est rude.
Et donc, sur ces deux activités — la neige et la glace — la cascade de glace en particulier, en fond de vallée… là, oui, il faut être opportuniste, prêt à se déplacer, à saisir les conditions quand elles sont là.
Mais après, chacun fait avec sa vie personnelle, professionnelle, familiale. Et dès qu’il s’agit de se déplacer, il y a aussi tout le questionnement autour de son impact, de son bilan carbone.
Peut-être qu’on peut voyager en mobilité douce… mais ça prend plus de temps. C’est moins direct, moins efficace.
Et si tu veux vraiment être là au bon moment, sur une courte fenêtre, c’est plus compliqué.
Et alors, le mixte…
Le mixte, c’est encore beaucoup plus complexe. Et à mon avis, il y a un regard beaucoup moins dark à avoir.
Parce que, déjà, on ne comprend pas bien l'alchimie, la manière dont ça se forme. Ce n’est pas du tout la même logique physique que pour la glace.
La cascade de glace, en fond de vallée, c’est assez simple : il y a de l’eau, il fait froid, ça gèle.
Mais en montagne, c’est pas ça du tout. Il y a beaucoup plus de paramètres.
Là-haut, il n’y a pas d’eau qui coule. En fait, c’est de la neige. Une neige à une certaine température.
Il ne faut pas qu’elle soit trop froide — sinon elle ne colle pas.
Si elle est trop chaude, c’est trop de l’eau, et là non plus ça ne marche pas.
Et en plus, il faut que la température tienne. Que derrière, ça fige. Que ça reste.
Et là, on peut avoir ce qu’on appelle des plaquages.
Des zones où il y a un peu plus d’écoulement, et à force, ça peut former de la glace.
Mais s’il fait chaud, que ça commence à couler, ça a plutôt tendance à détruire, surtout en montagne.
Et à l’inverse, s’il fait trop froid, ben ça ne marche pas non plus.
Donc la chaleur, paradoxalement, elle peut aider. Elle va produire une sorte de pâte de neige, qui colle.
Et ensuite, c’est de l’écoulement. Et c’est ça qui va former les plaquages.
Mais alors, il y a aussi le vent. Le vent est très destructeur.
Avec des effets de sublimation que moi, je ne comprends pas bien — je ne sais pas si d’autres les comprennent.
Mais le résultat, ça je le connais : le vent, il défonce tout.
Et puis, les phénomènes climatiques changent.
Il y a encore des coups de froid, mais ils sont plus courts. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de froid.
Des fois, on a un coup de froid, et là, des lignes apparaissent.
Des lignes qu’on n’avait jamais vues. Qui n’existaient pas. Ou très rarement.
C’est localisé. Parfois improbable.
Je pense à ce qui s’est passé au Pisbadil, vers le lac Majeur, il y a cinq ans je crois.
Des plaquages complètement improbables se sont formés, des trucs de malades. Et ils ont été gravis.
On n’avait jamais entendu parler de trucs comme ça.
Et puis ici, à la Cougourde, entre 2014 et 2017, il y a eu Antoine Roll.
Il a été très bon — c’était lui le penseur du truc, même s’il n’était pas tout seul.
Il a gravi des lignes pas entièrement en plaquage, il y avait un peu de dry-tooling.
Mais c’est lié à l’évolution des pratiques aussi. Le matériel a changé.
Et ça, c’est marrant : on ne sait jamais si c’est la poule qui fait l’œuf ou l’œuf qui fait la poule.
Mais ça a permis d’envisager des lignes que les générations précédentes n’auraient même pas regardées.
À l’époque, ils évitaient plutôt la neige et la glace. Ils n’avaient pas les outils.
Aujourd’hui, c’est presque plus dur, quand il fait froid, de faire du rocher pur que de la glace.
La glace, c’est incertain, c’est plus dangereux — mais techniquement, pour grimper, c’est parfois plus facile.
Et donc, tout ça se mêle. C’est un mélange.
Et pour moi, le regard complètement dark sur le mixte, il est encore faux.
Peut-être qu’il sera vrai dans quelques années, mais pas maintenant.
Les conditions pour des grandes voies de mixte ont toujours été complexes.
C’est pas nouveau.
Alors oui, sur les Droites, ou les Jorasses, on les voit moins souvent.
Oui. On les voit moins souvent.
Mais si tu acceptes de bouger, de pas rester fixé sur une montagne, il y a toujours quelque chose qui se passe.
Toujours.
Quentin :
Donc c’est plus restreint, mais pas forcément fini ?
Stéphane :
Oui, voilà. C’est plus restreint, c’est plus relatif.
Mais il y a quand même une dégradation, oui. C’est sûr.
Mais elle est nuancée.
On peut encore faire des choses.
Et ce qui est intéressant aussi, comme tu le dis, c’est que le matériel le permet.
Ça, c’est fou. Franchement.
Et c’est là où je veux en venir : c’est que si on reste bloqué dans un regard trop sombre — ce que j’appelle le « regard dark » — on ne va pas vers la créativité.
Et pour moi, c’est ça qui est important.
Si on reste prisonnier de ce regard-là, on se ferme.
Alors qu’avec un regard créatif — et c’est pour ça que je cite Antoine Rôle — on invente.
Moi, je guettais déjà ça à l’époque, quand j’étais objecteur de conscience au CAF de Nice.
C’était en 93, 94, 95. On faisait 24 mois au lieu de 12, c’était étalé.
Je bossais avec Paul Martin, un gardien de refuge. Il avait construit le refuge lui-même.
Il avait plus de 75 ans à l’époque, une patate incroyable.
Il avait été garde au parc, passionné de montagne et de nature.
Un observateur.
Je lui avais demandé : « Tu l’as déjà vue cette face-là ? »
Parce que le mixte, ça commençait.
Il y avait déjà une génération juste avant moi — Béraud, Jean Gounan — qui faisait du mixte dans le Mercantour.
Et ailleurs aussi : en Écosse, ça avait déjà commencé.
Et Paul m’avait dit : « Non. Je crois pas. »
Ou alors ça lui avait échappé.
Parce que les choses, des fois, elles y sont. Mais on ne les voit pas.
Et ça, c’est lié au regard qu’on porte.
Et moi, parfois, je suis un peu trop là-dedans. J’ai tendance à minimiser le discours dark.
Mais les choses changent, oui. Il y a des trucs qu’on ne peut plus faire comme avant.
Mais il y a encore des choses à inventer.
Sinon, tu remballe le sac et tu fais autre chose.
Quentin :
Oui, complètement. L'évolution des pratiques et l'évolution du matériel - une évolution technique en fait, a permi d'inventer de nouveaux gestes aussi. D'amener de nouveaux imaginaires : l'escalade en dalle par exemple, avec les perfos. J'aime bien parler d'esthétique, de nouvelles esthétiques qui sont liées à la technologie, tu vois.
Stéphane :
Ah oui, complètement. C’est tout l’intérêt de ton travail, d’ailleurs. Mettre en valeur les dimensions créatives, esthétiques…
Et ça me fait penser à un truc que tu disais tout à l’heure…
Oui, voilà : on est quand même très aveuglés par ce qui brille. Et ce qui brille, aujourd’hui, c’est la performance.
La performance technique.
Et ça a tendance — sauf pour ceux qui prennent du recul — à écraser complètement la dimension créatrice.
Quentin :
Oui, clairement. Et ça se retrouve aussi dans tout un imaginaire de la montagne. Un imaginaire qui vient presque directement des premiers Anglais à Chamonix. J’ai beaucoup étudié l’iconographie des Alpes, et ce qu’on voit dans les représentations classiques, romantiques, c’est cette figure du héros romantique : celui qui va en montagne, qui se surpasse, qui devient assez fort pour affronter une nature elle-même puissante, sublime. C'est un peu l'héritage de la "compétition" actuelle.
Et cet imaginaire, il est encore présent, aujourd’hui, dans certaines formes de tourisme. L’image du grand glacier, de la grande montagne, et de l’homme qui s’élève jusqu’au sommet par sa force, sa performance.
Alors même que, avec la dégradation du permafrost, les écroulements, on voit bien que la montagne n’est plus cette entité immuable. Elle devient instable, elle se transforme — elle devient une ruine.
Et ce qui est intéressant, c’est que la ruine était omniprésente dans certaines images romantiques, mais c'était une ruine humaine, pas une ruine de la nature.
Et aujourd’hui, on y est confronté, physiquement, matériellement à cette idée de nature qui se délite. On vit cette ruine.
Stéphane :
Ah oui, complètement.
Je trouve ça très juste, cette idée de la montagne comme ruine, une inversion.
Et aujourd’hui, effectivement, on voit bien que ce modèle du héros conquérant, du surhomme face à la montagne, il résiste encore.
Il est là, dans le tourisme, dans les représentations, dans les attentes.
Mais comme tu le dis, c’est un modèle qui est en train de se déconstruire, presque de lui-même, sous la pression des réalités physiques, écologiques.
Et là-dessus, ouais, je pense qu’Inoxtag joue un rôle.
Quentin :
Ah oui ?
Stéphane :
Oui, il fait face à ça, en tout cas, une déconstruction.
Parce que pour moi, le courant romantique, au-delà de la montagne ou de l’alpinisme, c’est avant tout l’exacerbation du moi, de l’individu.
Et Inoxtag, lui, il fait exactement l’inverse. Il part en montagne pour vivre une expérience — ça, c’est commun — mais ensuite, il la ramène vers le collectif.
Quentin :
Oui, tu avais insisté sur l’idée que l’imaginaire restait collectif, même si la recherche, elle, était individuelle.
Stéphane :
Exactement. Dans le romantisme, c’est une quête très individuelle. Alors que là, lui, il va vivre quelque chose pour se transformer — c’est un mot très important pour moi, « transformer » — et ensuite il dit : sortez de vos tablettes, vivez des choses, transformez-vous.
Et dans ce sens-là, oui, je pense qu’il est très important dans le processus de déconstruction.
Quentin :
Avec toutes les nuances que tu posais.
Stéphane :
Voilà. Moi, je ne me suis pas inscrit comme alpiniste dans ce qu’il a fait — ça ne m’intéresse pas du tout.
Mais je respecte profondément la démarche dans laquelle il s’inscrit. Et les polémiques qu’il y a eues… moi je trouve ça bien, au contraire.
J’avais peur, au départ, que ce soit juste une mise en scène stéréotypée de la performance. Et là, on aurait eu droit à un leader de meute qui revient dire à ses suiveurs : regardez comme je suis le meilleur.
Mais non. Il y a une vraie rupture avec ça.
Quentin :
Et tu disais que ça t’aidait aussi à comprendre ce que je fais.
Stéphane :
Oui, c’est de mieux en mieux clair pour moi. Tu travailles la relation entre le fond et la forme. Et la forme, elle est fondamentale.
Tu sais, quelqu’un qui a beaucoup travaillé là-dessus d’un point de vue philosophique, c’est Barbara Cassin. Elle est à l’Académie française. Philologue, philosophe.
Moi je l’ai surtout écoutée, pas tellement lue, mais elle a été importante pour moi.
Parce que j’étais trop construit par le fond. Et ça commençait à se fissurer en moi. Elle, elle m’a vraiment éclairé sur ça : le sophisme, le rapport à Platon, à la structure, à la forme…
Quentin :
Et tu disais que tu avais quelques désaccords.
Stéphane :
Oui. Deux choses. La première, c’est que je sens trop son positionnement politique. Et ça me gêne.
Et puis, elle essaie de construire une pensée qui est complètement arreligieuse. Moi, je suis agnostique, mais je suis très influencé par des penseurs croyants, ancrés dans les traditions religieuses. Et je pense qu’elle gagnerait en puissance si elle s’appuyait sur ces traditions-là, au lieu de vouloir faire sans.
Mais bon… le reste, c’est du très très haut niveau. C’est un puits de science. Elle est philologue, donc elle peut analyser un mot dans dix langues. Elle a fait un dictionnaire des intraduisibles. Un rapport au monde très ouvert.
Quentin :
Oui, la langue, c’est aussi une manière d’ouvrir.
Stéphane :
Exactement. J’ai un ami qui a lu Korzybski, tu sais, le père de la sémantique générale, « la carte n’est pas le territoire » — 1937.
On est allés un peu du côté de Chomsky aussi, mais lui, comme Barbara Cassin, il me gêne à cause de sa posture politique. Il va trop loin.
Quentin :
Mais pour d’autres, c’est justement ça qui est précieux.
Stéphane :
Oui, bien sûr. J’ai des potes qui adorent. Parce qu’il va au bout. Comme Ludo Hanel, que tu citais : il va au bout, ça plaît ou ça ne plaît pas.
Bourdieu faisait ça aussi. Mais ça me dérangeait moins chez Bourdieu. Il disait que c’était son devoir d’entrer dans le débat public, et il le faisait d’une manière qui me paraissait moins partisane.
Ou alors c’est moi qui ai changé… Ou bien c’est une question d’époque. À l’époque des postmodernes, tout était plus clivé. Tu étais à gauche, tu combattais les méchants de droite. Aujourd’hui, c’est plus entremêlé.
Quentin :
Oui, clairement.
Stéphane :
Et puis tu disais « transformer »… Ça, c’est vraiment fondamental. La transformation, c’est le chemin.
C’est Olivier qui m’a vraiment éclairé là-dessus. Il a su le formuler. Moi, je le vivais, mais lui, il l’a pensé.
Il distingue deux voies : celle de l’hédonisme — le plaisir immédiat — et celle de l’aboutissement. Il y a un mot : démonisme. C’est la voie du guerrier, au sens spirituel.
Dans l’Islam, par exemple, il y a le grand djihad, c’est-à-dire l’effort intérieur, l’effort sur soi. L’inverse du petit djihad, celui du terrorisme, qui cherche des causes extérieures.
Là, on est sur un travail sur l’ego. Une éthique du réel.
Quentin :
Et on retrouve ça ailleurs ?
Stéphane :
Oui, bien sûr. Le Tao Te Ching de Lao Tseu, par exemple. Le Livre de la Voie et de la Vertu. C’est le chemin.
Et ce chemin, c’est : comment on supporte le réel ?
Il y a une voie qui passe par la souffrance. Le mot « souffrir », tu vois, en français, ça veut dire « supporter ». On dit bien : « je ne peux plus le souffrir ».
Et cette capacité à supporter, à endurer, c’est ça, la transformation. Une traversée. Vers quelque chose. Vers un objectif, qu’on connaît… ou pas.
Mais toujours : transformer l’ego. Se transformer.
Stéphane :
Alors que, dans la voie hédonique du plaisir immédiat, il y a moins ce souci de transformation.
Quentin :
Oui, c’est vraiment vivre l’instant présent, profiter.
Stéphane :
Voilà. Moi, je le dis comme ça aussi parce que je suis plus construit par l’autre voie.
Mais il y a sans doute des processus de transformation dans la voie hédonique — simplement, ils m’échappent davantage.
Et si on pense à la montagne, à l’alpinisme… tout ce qui relève de la voie hédonique, ça se retrouve davantage dans les pratiques de glisse.
Très clairement. Alors que la voie de l’aboutissement, c’est plus lié à l’alpinisme traditionnel. C’est une autre temporalité.
Quentin :
Peut-être aussi une inscription plus durable, non ?
Stéphane :
Oui… mais pas toujours. En tout cas, ce que je ressens, c’est que les processus de transformation sont souvent associés à la durée.
C’est pour ça que, tout à l’heure, quand j’ai vu apparaître le mot "espace-temps" dans ton travail, ça m’a vraiment interpellé.
Je n’ai pas voulu t’interrompre, mais voilà — on travaille beaucoup là-dessus aussi.
Il y a tout un entrelacement d’espace et de temps, qui traverse les voies, les logiques, l’analytique…
Et moi, là-dessus, je suis encore en cheminement. Il faudrait vraiment que je me pose pour clarifier, mettre en ordre.
Comment ça s’articule : qu’est-ce qui est plus lié à l’espace ? Qu’est-ce qui est plus lié au temps ? Voilà.
Quentin :
Tu y penses quand tu es en montagne ?
Stéphane :
Ça dépend du rôle dans lequel je suis. En tant qu’alpiniste ? Oui, oui… mais j’y suis de moins en moins, en tant qu’alpiniste.
La montagne pour moi tout seul, avec un alter ego… j’en fais plus vraiment.
Je me dis parfois que je vais m’y remettre, mais d’autres choses prennent le dessus.
En ce moment, ce qui compte vraiment, c’est notre fils aîné.
Il est à une étape importante, et pour moi, c’est prioritaire d’être là, disponible, pour qu’il entre dans la vie avec les meilleurs outils possibles.
L’autre grand projet, c’est ce livre que j’écris avec un ami depuis sept ans. Là, on est sur le dernier manuscrit, ou presque.
Il y en aura peut-être d’autres, on verra si on trouve un éditeur. Mais c’est un projet fort.
Après… il y a ma femme aussi. On est ensemble depuis 28 ans.
C’est un socle. Je ne veux pas le dire comme ça, mais c’est la réalité : c’est ce qui permet de construire le reste par-dessus.
Donc voilà : la montagne avec des amis, non. Est-ce que j’en ai encore envie, au fond ?
Moins qu’à l’époque où je me construisais à travers la montagne.
Quentin :
Et aujourd’hui, quand tu es en montagne avec des stagiaires ?
Stéphane :
C’est très différent. Parce que quand j’étais en construction, il n’y avait que l’objectif. Faire le plus dur possible, à mon niveau.
J’étais dans une logique très individualiste, mais quand même dans une dynamique de cordée. Et je voyais rien d’autre. Rien.
Je le vois bien quand je repense aux expéditions.
On était au Pérou ce printemps — ma quatrième fois. Je voyais rien. Les gens, à peine. Quelques bons échanges, mais globalement, je ne voyais rien.
Je ne savais même pas où était la cordillère. Rien à foutre. Ce qui comptait, c’était la voie la plus dure qu’on voulait faire.
On y est retournés après un échec. Deux fois de suite. Je comprenais rien. Mort de rire.
Aujourd’hui, je regarde les montagnes. On a même écrit un topo de randonnée. Je les vois autrement. Je suis différent aussi.
Est-ce que j’utilise consciemment tout ça ? Je ne sais pas.
Quentin :
Mais dans ton rôle de guide ?
Stéphane :
Ah, là oui. Là, je vois. Hier, par exemple, j’étais avec une stagiaire — les autres avaient refusé ce que j’avais proposé.
J’étais fatigué, j’avais donné beaucoup la veille. Et là, je vois clairement pourquoi elle refuse, pourquoi moi je n’en fais pas plus.
Parce que c’est mon ego qui le prend mal. Parce que j’ai plus l’énergie. Parce que je manque de temps. Plein de raisons. Plus ou moins bonnes.
Mais je le vois. Et je vois comment elles, elles sont aussi limitées par leurs egos.
Avant, je ne voyais pas. J’étais dans la grande gueule, le mec qui tape dans les murs — ça ne marchait jamais.
Maintenant, je bascule plutôt dans le silence. J’espère grandir, trouver des moyens de dire sans frapper.
Ouvrir les consciences… et aussi, laisser faire. Parce qu’il y en a, je n’y arrive pas.
Des filles, là en l’occurrence, mais c’est pareil avec des gars.
Il y a des différences, des particularités entre hommes et femmes. Ce sont des sujets sensibles. Et je comprends pourquoi.
Mais oui… comment j’utilise ça dans l’acte de grimper ? C’est pas forcément conscient.
Quentin :
Mais tu disais : on est le produit d’une histoire, d’une expérience…
Stéphane :
Oui, exactement. Et cette expérience me construit.
Donc forcément, je vois les choses autrement. Mais la transformation, comme tu disais, elle passe aussi par la prise de risque.
Et elle dépasse l’individu.
Aujourd’hui, dans mon rôle de guide, dans la formation, j’ai vraiment conscience de ça : on est tous interconnectés.
Je l’avais déjà compris depuis longtemps. Mais maintenant, on essaie de le ramener dans le monde.
Quentin :
Oui, c’est ce que vous faites avec Olivier ?
Stéphane :
C’est ça. Ramener la part créative, la part artistique, dans la part normée de la société. Dire quelque chose. Partager.
C’est ce cheminement-là. Et ça m’habite.
Je crois que ça m’habitait depuis longtemps, mais j’étais pas prêt. Il fallait que je me construise. J’avais pas les outils, ni intellectuellement, ni autrement.
Quentin :
Et ce livre avec Olivier, c’est quoi ?
Stéphane :
Olivier Morisot. On est de la même génération.
Lui, il est en dehors de tout champ académique maintenant. Il a une thèse à l’école des Mines, en thermodynamique. Une bonne thèse, je pense. Puis il a travaillé dans l’industrie.
C’est un processus. Pour moi, ce livre est déjà très important. Si on le mène à terme, ce sera vraiment quelque chose de fort.
Mais on a aussi cette question de la forme finale. L’objet. Est-ce que ce sera un livre, une visio, une thèse ?
C’est comme pour notre topo de rando : on se demandait ce que serait "l’objet". Et finalement, ce qui compte le plus, c’est peut-être tout le cheminement.
Même si, bon, c’est vrai, l’objet flatte un peu. Tu peux le poser dans l’armoire. Dire : on l’a fait.
Quentin :
Et ce travail avec Olivier, il a évolué comment ?
Stéphane :
Il y a eu plein de phases. Au début, je ne comprenais pas ce qu’il voulait faire. Et lui non plus, peut-être.
Il parle souvent des quatre cases : le quoi, le qui, le comment, le pourquoi.
Moi, je passe par les trois premiers pour arriver au quatrième. Et les pourquoi, ils s’élargissent au fur et à mesure.
Le pourquoi du pourquoi… il y a des niveaux. Ce n’est jamais tout blanc ou tout noir.
Mais tu vois, ça pose quand même une vraie difficulté, le fait qu’Olivier ne soit pas dans une position académique. À un moment donné, pour faire avancer ses idées, il faut rentrer en contact avec des gens — et là, ça coince. Je l’ai beaucoup poussé à le faire, et il y a eu quelques échanges, assez récents d’ailleurs. Il y a eu deux mathématiciens : une mathématicienne absolument brillante, qui a répondu, et un autre, moins connu, mais du genre outsider planqué, tu vois… Lui, je pense qu’il a capté deux-trois trucs importants.
Et puis il y a eu des physiciens. Il y a eu un échange intéressant avec un super physicien, mais dès qu’on retombe sur le monde analytique pur… butée totale. Ça ne passe pas. Et parfois, c’est violent.
Une fois, il a contacté un astrophysicien — d’origine italienne, basé au labo de Nice. C’est un copain qui m’avait mis sur sa piste, en me disant : « Celui-là, il a mangé une fracule. » Alors on a tenté. Mais Olivier, il l’a contacté d’une manière qui, pour moi, n’était pas la bonne. Trop masquée, pas assez claire. Résultat : réponse du gars, un peu en abus d’autorité. Pas frontalement, mais ça puait un peu l’arrogance.
Et alors Olivier… il a pété un plomb. On s’est limite engueulés. Deux heures à débriefer. Au début, il voulait même pas répondre — il me disait qu’il fallait laisser tomber, que le gars comprenait rien. Je lui disais : « OK, mais il faut au moins que tu le recadres avec forme. » Il m’a dit : « Je vais le faire. » Et là, il a envoyé un mail… il l’a dégommé. Plus aucune chance d’échange. Silence radio derrière.
Bon, ça a permis d’en reparler. Et je pense qu’il a compris des choses. En tout cas, j’espère. Parce que moi, j’essaie de le préparer à ça aussi, vu que j’ai un peu d’avance — avec toutes les histoires que j’ai racontées sur la montagne, toutes ces années de pratique. Je suis parti de très bas, hein. Très mauvais. Donc je suis pas devenu excellent, mais au moins moins mauvais.
Et ce cheminement-là, je le vois bien en lien avec l’ego.
Quand une question te déstabilise, si ton ego est aux commandes, tu réponds mal. Tu rejettes, tu claques la porte. Alors qu’en fait, il faut faire l’effort inverse : se demander d’où vient la question, d’où parle l’autre, pourquoi ça nous bouscule. Et peut-être que, même si c’est maladroit ou dur à entendre, il y a quelque chose à creuser.
C’est lui, Olivier, qui m’a appris ça à la base. Mais sur ce coup-là, il n’a pas réussi à l’appliquer. Pourtant, ça fait deux ans qu’on s’entraîne là-dessus. Là, c’était sur une question technique, très concrète de physique : la rotation synchrone de la Lune.
Quentin :
Oui, c’est la rotation de la Lune sur elle-même, qui fait qu’on voit toujours la même face, c’est ça ?
Stéphane :
Voilà. Donc, ce qu’on apprend à l’école — que ma fille en CM2 a appris — c’est que la Lune tourne sur elle-même exactement au même rythme qu’elle tourne autour de la Terre. Sauf que, selon Olivier, c’est faux. Ou plutôt : c’est une vérité dans un modèle euclidien. Mais si tu acceptes la relativité générale, que l’espace-temps est courbé… alors la Lune n’a pas besoin de tourner sur elle-même. Elle va tout droit — tout en tournant autour de la Terre.
Quentin :
Ah oui, j’avais jamais vu ça comme ça…
Stéphane :
Eh ben voilà. Et là-dessus, Olivier a envoyé un mail en mode : « Mais vous, les astrophysiciens, vous êtes encore coincés là-dessus ? »
Le gars a pris ça comme une attaque en règle. Il a lu le message, et terminé. Plus jamais de réponse.
Mais c’est dommage. Parce que c’était une vraie proposition, un vrai débat possible. Et tout s’est fermé à cause d’un échange raté. Alors que dans d’autres cas, il a eu de vrais contacts intéressants — des physiciens qui l’ont aidé à creuser certains points. À mieux comprendre des trucs profonds, notamment sur la question de l’implicite, tu vois ?
Et là, on arrive à la physique quantique. Et à tout ce que ça implique.
Et tu vois, ce qui est marrant, c’est qu’en 1935 — je crois que c’était 1935 — il y a eu un congrès Solvay, juste avant la Seconde Guerre mondiale, qui a presque été un point de départ pour Olivier.
Les congrès Solvay, c’est pas tous les ans. Ce sont des événements majeurs dans l’histoire des sciences, organisés par ce mécène belge, Solvay — le même dont le nom est sur la cabane du Cervin, voie normale suisse. Tu vois, encore un lien avec la montagne.
Et à ce congrès-là, il y a eu un débat énorme, hyper houleux, entre deux camps. D’un côté, Niels Bohr et Heisenberg. De l’autre, Einstein et Schrödinger.
Le sujet : la physique quantique. Est-ce qu’elle est réelle ou non réelle ? Causale ou non causale ? Locale ou non locale ?
Et au final, ce sont Bohr et Heisenberg qui ont imposé leur vision. Pour eux, la physique quantique est non réelle — c’est-à-dire que les résultats qu’elle produit ne décrivent pas la réalité, mais seulement des probabilités. C’est un postulat. Un choix.
Et ça, pour nous, ça dit beaucoup. Parce que l’implicite — ce qu’on choisit de ne pas dire, de ne pas formuler — ça structure toute la pensée.
Quentin :
Et ce choix, il oriente toute l’interprétation du réel.
Stéphane :
Exactement. Et tu vois, il y avait quand même du monde en face : Einstein, Schrödinger, c’est pas rien. Et puis plus tard, un type comme David Bohm, aux États-Unis, a repris toute cette question à nouveaux frais. Lui, il défendait une physique quantique qui pourrait être réelle, mais peut-être non locale, ou non causale — ça dépasse mes compétences, mais c’est passionnant.
Et ce mec-là… il a été complètement ostracisé. À une autre époque, il aurait été littéralement lynché. Aujourd’hui, c’est symbolique, mais c’est tout aussi violent.
Il a quand même réussi à entrer en contact avec un physicien français, Gondran — le père, pas le fils. Ils ont échangé. Et Gondran a écrit un livre avec son fils : Et si Einstein avait raison ?
C’est ça qu’ils explorent. Une autre physique, qui n’est pas fondée sur le postulat initial de Bohr et Heisenberg. Une physique qui redonne une place à la réalité, sans rester enfermée dans un analytisme rigide.
Nous, on passe notre temps à regarder des conférences là-dessus. Et parfois, il y a des trucs qui t’interpellent. En Suisse, par exemple, où le cadre est peut-être un peu moins verrouillé que chez nous. En France, tu as la République, le format républicain, qui produit des choses formidables… mais qui formate aussi. Qui bloque.
Et même en Suisse, récemment, dans une conférence post-Covid, le doyen de la fac de physique de Genève, ou en tout cas un type haut placé, a dit :
« Si ça ne vous convient pas, changez d’univers. »
Tu vois le niveau de fermeture.
Quentin :
Oui, c’est glaçant. C’est un refus total d’autres hypothèses, alors que toute l’histoire de la science, c’est d’ouvrir des possibles.
Stéphane :
Exactement. Et moi, ça me fait penser à toutes ces théories récentes, les multivers, Aurélien Barrau, etc. Je t’avoue que j’y comprends pas grand-chose, hein. Tous les tenants et les aboutissants, c’est pas pour moi.
Mais Olivier, lui, il est sur autre chose encore. Pas dans l’expérimental, mais dans le croisement des savoirs. C’est presque une philosophie des sciences. Mais qui va dans le dur.
Parce qu’à partir du moment où tu modèles les concepts autrement, tu ouvres d’autres mondes possibles. Et c’est là que ça devient passionnant.
Quentin :
Et du coup, pour revenir à quelque chose de plus concret : comment tu projettes l’évolution des pratiques, justement ?
Stéphane :
Moi, à titre individuel, je suis pas particulièrement inquiet. Bon, il y a toujours un petit fond d’inquiétude, bien sûr, mais les signaux vont plutôt dans le bon sens.
Les gens ont envie de nature. Ils ont envie de se confronter à des choses. Certains vont chercher la performance, d’autres la contemplation. Et les montagnes, elles sont là. Il y aura toujours des montagnes à gravir.
Après, est-ce que l’alpinisme va devenir plus marginal ? Peut-être. C’est vrai que certains imaginent une réduction. Comme si, avec la dégradation des conditions, ça allait forcément disparaître. Mais moi, je pense pas. Pas complètement.
Peut-être que ça changera. Peut-être que certaines formes vont s’effondrer. Mais ça ne disparaîtra pas. Ça se redéfinira.
Après au niveau de l'angoisse c'est autre chose, ça se joue peut-être géographiquement aussi... La capitale mondiale de l'alpinisme pour moi, c'est ma réalité, c'est Chamonix. Sans hésiter.
Pour les collègues qui sont là tous les jours, qui vivent le massif au quotidien, oui, la dégradation, c’est une réalité brute. Moi, je la vis pas, en tout cas plus comme eux. J’y suis de façon ponctuelle, beaucoup moins qu’avant. Alors, je comprends leur désarroi, bien sûr… mais moi, ce qui m’intéresse, presque — pour le dire de façon caricaturale — c’est de nier cette réalité-là pour imposer la mienne.
Celle de créer un monde qui m’intéresse. Parce que c’est ça, moi, qui m’anime.
Quentin :
Oui… Et tu vois, c’est drôle, mais au tout début de ma recherche, je suis parti 15 jours à Ouessant. Tu sais, l’île tout à l’ouest du Finistère, à une heure en bateau de la pointe de Saint-Mathieu. Et là-bas, t’as énormément de roches granitiques, magnifiques. Pas du tout grimpées. Mais j’ai senti… ça se prêterait vraiment à une belle escalade, tu vois ? Un granit hyper compact. Et je me disais : peut-être qu’on peut imaginer sérieusement une forme d’alpinisme dans ces espaces-là aussi. Que c’est la pratique, en fait, qui se déplace.
Stéphane :
Ah mais oui ! Exactement. Moi aussi j’ai beaucoup travaillé là-dessus. Et même, sans doute, j’ai commencé par ça : comment on définit l’alpinisme ? Jusqu’où il va ? Et là, on revient au mot-clé : l’incertitude.
L’alpinisme, c’est se confronter à de l’incertitude.
Et c’est là que le slogan de Petzl, tu sais c’est quoi ? Je trouve qu’il est fabuleux. Et pourtant je suis même pas équipé par eux.
C’est : Access the inaccessible.
Quentin :
Oui, je vois.
Stéphane :
L’inaccessible, parce qu’il est incertain. Et c’est ça qui m’importe. Et tu vois, l’alpinisme, contrairement à l’escalade, c’est pas normé. Pas sécurisé. Il y a cette part d’inconnu, de flottement, de précarité…
Alors, ça, très concrètement, dans les deux jours que je viens de passer — c’est mes maîtres mots. Quand je construis mes séances, c’est toujours ça : incertitude et inaccessibilité.
Je commence toujours de manière égalitaire : je présente les choses pareil à tous mes stagiaires. Mais ensuite, attention, je personnalise. Je propose pas la même chose à chacun.
C’est pas seulement le niveau technique. C’est comment je ressens les gens, leur capacité à cheminer vers cet incertain, cet inaccessible — qui pour moi définit l’alpinisme. Que tu sois au Mont-Blanc ou à Ouessant.
Quentin :
Oui…
Stéphane :
Mais ça, c’est dur à transmettre. Alors j’essaye de le leur dire. Mais c’est délicat, parce que…
Il y a une vraie difficulté. C’est que certains, quand tu leur fais sentir qu’ils sont pas encore dans ce bon cheminement-là, que certaines choses chez eux sont pas intégrées… ils vont dans l’alpinisme en réaction.
Et là, c’est dangereux. Parce que c’est de la rébellion. Pas une démarche construite. Et là, moi, ma responsabilité, elle est engagée.
Et surtout, il faudrait trop leur montrer, trop leur expliquer… C’est pas bon.
C’est pas bon du tout, du tout.
Quentin :
Oui, c’est clair.
Stéphane :
Alors des fois, je préfère me taire. Mal faire mon job, entre guillemets, que de provoquer ça.
Parce que derrière, il y a des vraies mises en danger.
Et ouais, t’as raison : j’ai une vision très holistique de l’alpinisme. Complètement. Et ça, je fais très attention.
C’est ce qui m’échappait avant. Avant, je tapais dans les murs. Je provoquais. Pas forcément des réactions frontales, mais parfois des fuites, du rejet.
Et au fond, c’était peut-être mieux comme ça.
Ce qui m’embête aujourd’hui, c’est que pour certains, y’a un vrai manque d’outils concrets dans leur relation à la matière.
Quentin :
Oui, avec la tertiarisation, les espaces de vie sont de plus en plus normés…
Stéphane :
Exactement. On vit dans des environnements où on n’a plus besoin de penser. Tout est pensé pour nous.
On n’a plus à se saisir des objets. Et si on les prend mal, on ne se fait même plus mal.
Alors que dans la nature… si tu prends une prise de travers, si tu te mets mal sous un grimpeur… la sanction est immédiate.
Et ça, ils en ont pas conscience.
La nature, c’est pas gentil ou méchant. C’est pas Rousseau. C’est autre chose. C’est réel.
Et hier, encore… on était en deux groupes. Moi avec une fille du groupe féminin FFCAM. Les autres avec ma collègue.
Et là-bas, elles ont eu un accident, on est passé à deux doigts d’un drame. Vraiment.
Et nous, on était là avec la fille que j'encadrais, pendant que les autres étaient de l’autre côté, sur un autre secteur. Il y avait déjà du monde : un couple qui se lançait sur plusieurs jours, en artif’, dans une voie. Une copine les accompagnait juste pour un bout, puis repartait.
Et dans l’après-midi, alors que j’assurais ma fille, deux gars passent devant nous. Ma fille était en train de grimper, je l’assurais… Le rocher était un peu dégradé, mais ça allait. J’ai estimé que j’avais pas besoin de l’informer, de lui dire : « Bouge pas, y’a des gens qui passent. »
C’était sans doute une erreur de ne pas le faire.
Quentin :
Oui… tu pensais que ça passerait tranquille.
Stéphane :
Oui, mais les gars… je les ai trouvés vachement nonchalants. Ils ont dit bonjour, mais ils n’étaient pas très ouverts. Et je leur ai pas dit non plus : « Faites gaffe, y’a un groupe là-bas. »
Donc ils sont allés s’installer, gentiment, au pied d’une voie où grimpaient des filles, en plusieurs longueurs. Et là, évidemment — enfin, c’était pas écrit, mais presque — y’a une fille, en seconde, qui met le pied sur un bloc… et le bloc tombe.
Un gros bloc.
Il est tombé juste à côté des gars.
Quentin :
Ouais… chaud.
Stéphane :
Bon, heureusement, pas de blessé. Rien de grave. Mais c’était pas loin.
Les filles ont fini plus tôt que nous, elles n’étaient pas autant investies dans l’activité.
Et puis cette fille-là, celle qui avait fait tomber le bloc, elle est venue traîner vers nous. Elle s’est mise deux minutes sous ma fille, à regarder. Et j’ai rien dit. J’ai fait exprès.
Je me suis dit : « Là, c’est dégradé… j’espère qu’il ne tombera rien de plus gros. » Et j’espérais qu’elle le comprenne d’elle-même.
Mais bon… elle est partie, et je n’ai rien eu à lui dire.
Mais c’est délicat.
Quentin :
Tu penses qu’elle a capté ?
Stéphane :
Peut-être… Peut-être au moment où elle est partie. Mais en tout cas, le premier truc qu’elle a demandé, c’était pas ça.
C’était : « Est-ce qu’il y a un relais ? » Tu vois ?
Elle voulait refaire une voie l’après-midi, elle tournait déjà… il fallait des trucs concrets, tangibles. Des points, des relais, du cadre.
Et c’est là où on ne se comprend pas.
Parce que la veille, on avait fait de l’artif. Elle m’avait demandé si j’avais du matos pour planter un spit, un tamponnoir…
Et c’est ma collègue qui m’a dit un truc très juste : elle a besoin de poser un cadre extrêmement contrôlé.
Quentin :
Oui… tout un rapport au contrôle.
Stéphane :
Exactement. Et ça, je l’ai compris vraiment en lisant Surveiller et punir, de Michel Foucault. Ça m’a beaucoup marqué.
Mais ensuite, j’ai entendu d’autres penseurs aller plus loin. Pour eux, ce processus d’enfermement, il commence dès le néolithique. Avec la sédentarisation, avec les enclos.
Et tout ça, ça a d’énormes avantages. Bien sûr. C’est pas noir ou blanc. Grâce à ça, on a stabilisé l’agriculture, on a construit le monde tel qu’il est aujourd’hui.
Mais ce monde, il a aussi produit des êtres humains qui vivent complètement enfermés.
Le Covid, ça a été révélateur. La conquête de Mars aussi, tu vois.
Quentin :
Oui ?
Stéphane :
Un copain racontait une discussion avec Enzo Oddo. Il disait : « Mais les gens, ils savent pas ce que c’est Mars ! Ils sont pas prêts ! »
Et Enzo lui répondait : « Mais si, ils sont déjà prêts. À Dubaï, ils vivent sans lumière naturelle, dans des bulles. Ils sont déjà complètement déconnectés de la nature. »
Quentin :
Oui, une forme ultime d’enfermement.
Stéphane :
Exactement.
Et donc, quand les gens arrivent en montagne, ils arrivent avec ce package. Ce bagage culturel, social.
Ils ont aucune idée de ce que c’est, la nature.
Mais attention, hein : moi aussi, quand j’ai commencé, j’avais aucune idée de rien. Mais j’avais eu plus d’expériences avec la nature. Je m’étais démerdé, seul, un peu plus.
Aujourd’hui, ils arrivent… mais c’est pas leur faute.
Et ce que ça produit, ce contrôle, c’est aussi de la peur.
Quentin :
Oui, la peur du relais, de l’erreur, de l’imprévu…
Stéphane :
Exactement. La peur alimente le contrôle. Et le contrôle alimente la peur.
C’est la poule et l’œuf.
Moi, je crois que c’est la peur qui crée le besoin de contrôle. Mais c’est difficile à dire.
On l’a beaucoup entendu pendant le Covid : « Les médias créent la peur. » Mais pour moi, c’est pas ça.
La peur est là, et les médias s’en nourrissent. C’est pas un complot.
C’est une spirale.
Quentin :
Oui, mais en même temps, on est tellement habitués au contrôle que son absence devient insupportable. Et ça crée de l’angoisse.
Stéphane :
Oui, c’est ça que tu voulais dire. Et c’est très juste.
Tu sais, j’ai un voisin en Lozère. Il est psy, à la retraite. Artiste aussi. Il a un jardin incroyable. On pourra aller le voir ensemble un jour si tu veux.
Lui, il travaille beaucoup sur ces notions-là : le contrôle, l’effondrement, le rapport entre l’individu et la société.
Quentin :
Oui ?
Stéphane :
Et moi, je suis construit — je t’en ai parlé — par un penseur qui s’appelle René Girard.
Lui, c’est surtout le rapport à la violence, à l’organisation des sociétés.
Et ce qui est fou, c’est qu’avec mon voisin psy, on a des discussions… et parfois, on arrive aux mêmes conclusions.
Mais lui, il est presque anticlérical. Alors que moi, je suis agnostique. Et lui, comme Barbara Cassin, il essaie de construire quelque chose sans le religieux.
Je sais plus comment lui, il intègre le religieux, mais il est arrivé aux mêmes conclusions que moi.
Et ça, c’était fabuleux. Je me suis dit : putain, c’est génial.
Parce que parfois, les chemins sont complètement différents… mais les questions fondamentales, quand tu creuses, quand tu descends, ce sont les mêmes.
Et là, en rejetant le chemin qui, moi, m’a construit, il arrive au même point.
Quentin :
Oui, c’est fou… la convergence.
Stéphane :
Oui. Contrôle, normes, risque, rapport à la vie…
Je pense que ça a dû l’interpeller aussi.
T’as déjà lu Le Mont Analogue de René Daumal ?
Quentin :
Non, mais Olivier, oui. Il me le cite souvent. Je pense que ça me plairait.
Stéphane :
Ah oui, carrément.
Et donc, qu’est-ce qu’on projette ?
Je sais pas trop te dire.
Je suis pas inquiet pour l’alpinisme.
Je suis inquiet pour notre monde.
Mais bon, qui ne l’est pas ?
Et c’est pas en train de s’arranger…
Quentin :
C’est clair.
Stéphane :
Mais pour l’alpinisme, non. Parce que moi, je me suis construit comme ça.
Je suis allé chercher ça. L’obstacle.
Les alpinistes comme moi, on s’est construits à travers l’obstacle. Et là, l’obstacle est là.
Quentin :
Tu veux dire… le contexte actuel ?
Stéphane :
Oui, exactement.
Et ça, j’ai oublié de te le dire tout à l’heure, mais c’est important : nous, ce sont les obstacles qui nous ont permis de devenir meilleurs.
Techniquement, physiquement, mentalement.
C’est l’obstacle qui provoque la réponse.
Et cette réponse, elle peut être physique, technique, intellectuelle, philosophique… ou créative.
Et c’est exactement ce que tu fais, toi.
L’art, la création, c’est une réponse.
C’est une réponse à l’obstacle.
Quentin :
Oui, je vois très bien.
Stéphane :
Et tu vois, chez les guides, y’a un truc très ambivalent.
Parce qu’à la base, l’alpinisme s’est construit avec les clients.
C’est les clients qui avaient les idées, et les guides, souvent, ils montaient là-haut pour de l’argent.
Alors bien sûr, y’en avait qui étaient curieux, qui avaient des envies, mais beaucoup étaient des paysans.
C’était le beurre dans les épinards, quoi.
Et cette origine-là, elle marque encore notre culture.
Quentin :
Oui, le rapport à la technique, à la fonction…
Stéphane :
Exactement.
Et ça, c’est lié à toute la question de la technicité.
Moi, j’avais commencé à m’intéresser à la pensée libertaire, tu vois.
Jacques Ellul, par exemple.
Ou Ivan Illich.
Tous les deux font une critique très forte de la société technicienne.
Quentin :
Oui, je connais un peu. Ellul surtout.
Stéphane :
Ils essaient de poser la question du « pourquoi ».
Pourquoi on est là-dedans ?
Et dans ce cadre-là, le guide, c’est un technicien.
Et plus il est enfermé dans ce schéma technique, plus il subit son activité.
Moins il a d’outils pour faire émerger autre chose, un autre imaginaire.
Et là, il devient prisonnier d’un regard très dark.
Quentin :
C’est hyper intéressant que tu fasses ce lien avec Illich et Ellul.
Parce que, tu vois, même sans aller très loin… Je pense à un truc très simple : j’étais dans le Mercantour avec un ami, et on a dû appeler le PGHM.
On avait juste une barre de réseau.
Et je me suis vraiment demandé : « Et si on n’avait pas eu de réseau ? »
On aurait passé la nuit à attendre un regel, on aurait désescaladé. Peut-être que la neige aurait tenu, peut-être pas.
Mais aujourd’hui, même mon téléphone, c’est devenu une part de l’alpinisme.
Stéphane :
Ah mais complètement !
Michel Serres en parlait très bien, justement.
Je pense qu’il avait une volonté presque naïve, parfois, de survaloriser les bienfaits de la technologie.
Mais dans Petite Poucette, il dit quelque chose de très juste.
Quentin :
Je ne l’ai pas lu, celui-là.
Stéphane :
C’est court, ça se lit vite.
Il identifie quatre grandes révolutions cognitives dans l’humanité : l’écriture, le papier, l’imprimerie, et maintenant le numérique.
À chaque fois, c’est une externalisation du savoir.
Et Petite Poucette, c’est sa manière de surnommer une de ses petites-filles. Il lui dit : « Toi, tu auras d’autres outils que moi. »
Et il ajoute : « Ces outils, bien sûr, ont des effets négatifs… mais ils peuvent aussi libérer de l’espace. »
Parce que ces outils, ils nous libèrent de certaines contraintes techniques.
Et on peut les voir aussi comme des systèmes qui, à terme, vont mieux prendre en charge certaines choses que nous…
Et ça va libérer un espace — si on le souhaite — pour l’imaginaire.
Pour créer autre chose.
Avoir plus d’espace mental, plus de liberté d’esprit.
Penser autrement.
Quentin :
Complètement.
Stéphane :
Mais la difficulté, tu la connais :
soit t’as des individus curieux, qui sortent du schéma, de manière un peu aléatoire,
soit t’es face à un système organisé — un rapport de domination institutionnalisé dans la société.
Et là, avec Olivier, on travaille beaucoup là-dessus.
On est même, je pense, un peu au-delà du clivage gauche-droite.
Quentin :
Oui, je comprends.
Stéphane :
Et tu vois, ça s’entend très bien chez certains mathématiciens ou mathématiciennes.
Par exemple, il y a Olivia Caramello — une mathématicienne extraordinaire, qui travaille en France, avec un accent mais une maîtrise du français et des concepts… du feu de Dieu.
Un jour, elle était invitée dans un débat sur France Inter, je crois, sur la féminisation dans les mathématiques.
Et elle était avec une autre femme, prof de maths aussi, dans une grande fac parisienne…
Et cette autre femme, elle parlait très bien de la discrimination.
Mais elle le faisait uniquement depuis sa position de femme.
Elle avait intégré toute la structure analytique de l’école d’excellence.
Un modèle méritocratique, mais en vérité, assez élitiste. Fermé, en partie, à certaines classes sociales.
Quentin :
Oui, j’en vois très bien le fonctionnement.
Stéphane :
Et il y avait aussi un autre mathématicien, génial lui aussi, plus discret.
Il disait pas grand-chose, mais à un moment, il a dit un truc très juste.
Il a dit : « Pour moi, la discrimination dans les maths, c’est pas juste une question de genre. C’est quelque chose de plus global. Ça touche à la psychologie, à la manière dont on pense. »
Quentin :
C’est hyper juste.
Stéphane :
Oui.
Et cette même femme — ou une autre très similaire, un copier-coller — était sur un autre plateau, cette fois avec Olivia Caramello.
Et là, c’est génial. Parce qu’Olivia, quand elle parle, c’est l’ouverture totale.
Elle dit pas que ce que dit l’autre est faux.
Mais elle le replace dans un cadre beaucoup plus large.
Elle montre que cette pensée-là, analytique, fermée, peut dire des choses justes…
mais qu’elle accepte aussi de rester dans un schéma qui écrase d’autres formes de pensée.
Quentin :
Oui, c’est des questions de prisme, de référentiel.
Stéphane :
Exactement.
Et là, tu vas peut-être sourire, mais c’est comme dans Kung Fu Panda 2.
C’est pas le meilleur des trois, mais c’est celui avec le meilleur méchant. Il s’appelle Shen — c’est un genre de paon.
Et à un moment, il fait un discours hyper carré, analytique. Il dit : « Bien sûr que j’ai raison. »
Et la vieille divinatrice, une chèvre, lui répond :
« Avoir raison ne te donne pas raison. »
Quentin :
Ah oui… c’est excellent.
Stéphane :
C’est du Tao Te Ching pur jus, ça.
Tu peux avoir raison dans ta bulle analytique…
Mais la complexité, c’est l’assemblage de plusieurs bulles.
Et dans cet ensemble, avoir raison ne te donne pas forcément raison.
C’est exactement ce qu’on vit là.
Quentin :
Oui. T’as la mathématicienne qui décrit un système de domination réelle — mais à l’intérieur du système qu’elle cautionne.
Et ça écrase les autres.
Stéphane :
C’est ça.
Et Olivia, elle, elle l’ouvre, elle complexifie.
Et après, les autres lui disent :
« Il faut dire les choses comme l’a dit Olivia. »
Et là, t’as tout compris.
C’est énorme.
C’est génial.
(Pause)
Tu veux boire un coup ? Manger un petit truc ?
Quentin :
Allez, je veux bien un petit café.
Publié en 1969, The Art of Bouldering de John P. Gill apparaît aujourd’hui comme un texte pivot dans l’histoire des pratiques verticales, non tant par son ambition théorique que par les déplacements silencieux qu’il amorce dans la manière de penser et d’habiter le geste. Loin des narrations épiques ou des grandes lignes alpines, Gill s’intéresse à un fragment du rocher, à quelques mètres de hauteur, à des séquences de mouvement resserrées, intensifiées, détachées du sommet comme finalité. Ce choix n’est pas anodin : il marque l’émergence d’un nouveau régime de sensibilité où le corps devient laboratoire, et le rocher, surface d’expérimentation.
Dans un contexte nord-américain dominé à l’époque par la culture de l’ascension et du dépassement, Gill propose une bifurcation discrète : considérer le bloc non comme un entraînement secondaire ou un sous-produit de l’alpinisme, mais comme une pratique en soi, porteuse de valeur, de style, et d’éthique propre. Le bouldering devient ainsi le support d’un rapport singulier au corps et à l’espace – un rapport qui privilégie la qualité du mouvement, la précision, le rythme, et une forme de concentration intense mais sans finalité utilitaire.
On pourrait lire ce texte comme une contribution précoce à une écologie des gestes : Gill s’attarde sur l’économie de l’effort, la retenue, la coordination fine plutôt que la force brute. Il pose les bases d’une culture gestuelle qui rompt avec les logiques d’accumulation ou de conquête. Il ne s’agit plus de "vaincre" un itinéraire, mais de l’interpréter – comme une partition, ou un texte à lire avec le corps. En cela, The Art of Bouldering anticipe certains traits des pratiques corporelles contemporaines : valorisation de la maîtrise locale, de l’expérience incarnée, des savoirs situés.
Enfin, le texte de Gill témoigne d’une attention à l’esthétique du mouvement, qui résonne aujourd’hui avec les formes d’expressivité physique valorisées dans des environnements médiatisés : grimpe filmée, gestes partagés en ligne, styles comparés. Le bloc devient une scène minimale où s’expérimentent des formes de présence, d’ajustement, de jeu. Dans un monde saturé d’informations, Gill redonne place à l’intuition corporelle, à la ligne courte mais signifiante, à l’invention discrète. Son texte, sans le dire explicitement, propose une reconfiguration du sport comme art de la modulation fine**.
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La sensibilité micrologique est ici utilisée pour désigner une attention portée aux petits écarts, aux éléments a priori insignifiants, mais qui deviennent porteurs de sens dans une pratique : texture d’une prise, variation d’humidité, inflexion du regard, micro-récit d’un passage. Une sorte de zoom éthique et esthétique sur le détail. Cette sensibilité est souvent au cœur des pratiques situées, des gestes experts, ou des formes d’expression corporelle qui valorisent la nuance plus que la démonstration.
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La modulation fine est l'idée que l’acte corporel (ici le mouvement d’escalade) ne se réduit pas à une exécution mécanique ou binaire (réussite/échec, force/faiblesse), mais s’ajuste en continu à une série de micro-variations : l’angle exact du pied, la tension musculaire du doigt, le rythme respiratoire, l’état de fatigue. C’est une manière de parler de la qualité de l’attention et du geste, dans ce qu’il a de subtil, graduel, précis.
IN THE broad spectrum of mountaineering there are activities suited to diverse interests and temperaments. No doubt some of the vitality of this exhilarating way of life derives from its variety. If one places large-scale expeditionary mountaineering with its drawn-out treks and exasperating logistics at one end of the spectrum, then at the other end may be found the more immediately gratifying, or perhaps frustrating, minor sport of bouldering. This is a pastime epigrammatized by Yvon Chouinard with his customary wit as "instant suffering.”
There can be little question that such a phrase is apt, for bouldering is essentially one-pitch rock climbing which emphasizes moves of very great difficulty. Frequently bouldering can be done without recourse to ropes on low cliffs and boulders, where a jump to the ground is possible. On longer climbs rope may be employed either from above or from below, depending on the nature of the problem. Certain significantly difficult fifth-class climbs may thus be regarded as bouldering. A climb of bouldering difficulty should involve moves whose fifth-class ratings are at least F 10. Falls are to be expected as a matter of course, and if an entire party ascends without a jump or fall, the bouldering label may be questionable.
One might be led, from these comments, to the conclusion that bouldering is simply practice climbing for the expert, but there is more substance to the sport than that. Bouldering provides informal competition similar to the more formal variety found in artistic or competitive gymnastics. The comparison is quite appropriate moreover, since both activities require that extremely difficult body maneuvers be performed in a graceful manner. This analogy illuminates a novel aspect of bouldering; the boulderer is concerned with form almost as much as with success and will not feel that he has truly mastered a problem until he can do it gracefully. Although the spirit of competition in bouldering becomes intense, this should hardly be deplored. It is far better to let off aggressive steam in a relatively safe situation than to allow its undisciplined eruption on a longer and more difficult ascent. Competition is most decidedly a characteristic of contemporary rock climbing, as almost any sophisticated observer will admit. In bouldering, however, sportsman-like competition plays a valid and appropriate role, especially in forcing the participant to overcome psychological blocks hindering the advancement of his technique.
Special strengths and techniques are cultivated to aid the gymnast in mastering difficult moves or sequences. The boulderer, too, can perform special exercises that will enable him to solve certain classes of climbing problems. Basic upper-torso exercises include the front lever, the one-arm chin, the slow muscle-up and the one-arm mantle-press. Some desirable additional exercises are the cross-mount on the still rings and the one-arm front lever. The weakest physical links between the climber and the rock, the fingers, must be strengthened as much as possible with perhaps greater emphasis on pure strength and power than on endurance. The dedicated boulderer will cultivate squeeze-grip chins on beams of varying widths, one-arm finger-tip chins on door sills and one-arm, one-finger chins on a bar.
The ability to perform all these exercises is not absolutely essential to bouldering. However, the display of these skills often adds a certain polish or finesse to one’s climbing and most really excruciating boulder problems generally demand certain special strengths of this nature. Strong legs and toes are necessary for balance problems, but these are not rare in rock climbers.
A word of caution might be injected concerning muscle bulk and muscle quality. A compromise must be reached between strength and bulk, for a preponderance of the latter will rarely be of service to a rock climber. A high strength-to-weight ratio is eminently desirable and the exercises mentioned will help cultivate this quality, whereas unintelligently planned weight training may actually be harmful.
Although these strengths are necessary for high-standard bouldering, they are not themselves sufficient to assure success. Bouldering calls for the ultimate refinement of fifth-class techniques, but it differs from classical rock climbing not only in the essential strengths but also in the special techniques as well. The lunge, considered by many traditional mountaineers to be an execrable mutation of good technique, may be safely employed by the boulderer. Since bouldering holds are rarely jughandles, the need for a really powerful grip is apparent. Similar to the lunge but far more graceful and controlled is a movement best described as a "dynamic layback.” The name describes the movement: a swinging layback characterized by the ability to return to the start at a speed somewhat less than that of a free fall. This is different from a poorly disciplined lunge, which has no such redeeming quality. A properly executed dynamic layback places the climber’s hand on a hold at the high deadpoint of the swing. Again, as with the lunge, great finger strength is required to take advantage of the height gained by the swing. Because of the control exerted during the move, many more problems may be successfully solved than are possible with a simple jump or lunge. Obviously the more leverage a climber can exert with the muscles of his upper torso, the more control he can exhibit during the swing. The exercises previously described will help in this respect.
Although distinctions between classical rock climbing and bouldering are relatively minor and because of the obvious existence of real competition in bouldering, one raises a question: is a classification system possible? The answer is probably yes. One such system is as follows: B-l which compares to F 10 difficulty, B-2 which is of greater difficulty than F 10, and B-3 which is of maximum difficulty. A B-3 route should be one that is very rarely repeated, although frequently tried without success. Its difficulty must be sustained. A single move, no matter how impressive, should not constitute the entire problem. Another far more objective system utilizes the elimination concept. Obviously a number of expert boulderers must have worked on the problem which is to be classified. E-l indicates a climb so difficult that it has been done by only one individual, E-2 by two, etc. Perhaps this system could be discarded after E-10. Reach and body compactness would make the B-system absurd for occasional problems and climbers of different strengths would dispute the grading. The E-system would not be burdened by squabbles since it emphasizes the accomplishments of certain climbers and not the inherent difficulties of the rock.
Most of the popular rock-climbing areas in the United States have nearby bouldering gardens, and in some instances the two activities merge into interesting and strenuous divertissements either in the form of short leads or top-rope problems. In addition there are many pleasant isolated gardens in the Midwest or South that have seen only occasional bouldering forays. All too often the casual climbing visitor will apply classical rock-climbing attitudes toward difficulty. He attempts only those extreme problems which require traditional technique and a relatively slight expenditure of time. While such a disposition may be perfectly reasonable in the mountains or on big walls where additional objective dangers exist, in a bouldering garden a more athletic attitude can be safely adopted and should be. Climbing on low rock becomes far more meaningful when bouldering standards are applied. In this way, otherwise obscure practice areas become important to the sport.
Il y a des livres qui restent bloqués dans leur langue. Pas par manque d’intérêt ou d’importance, mais parce qu’ils sont si ancrés, si intimes, qu’ils semblent résister à l’extraction. Pot, le livre de Nejc Zaplotnik, est de ceux-là. Publié en 1981, il est considéré comme une œuvre majeure en Slovénie, au point d'être enseigné à l'école et cité comme un classique national. Mais malgré son statut, il n’a jamais été traduit intégralement en français ou en anglais. Quelques extraits circulent, notamment grâce au travail de Bernadette McDonald, mais l’essentiel du livre reste inaccessible aux lecteurs non-slavophones.
Il existe toutefois des traductions : en italien, où le livre est paru sous le titre La Via, et en polonais. Des passerelles donc, mais encore fragiles, encore rares. Le monde francophone, en particulier, reste à l’écart de ce texte, pourtant si proche. La Slovénie, après tout, est frontalière de l'Italie et de l'Autriche, et partage avec la France une proximité culturelle par les Alpes, les traversées et les histoires d'altitude. Elle partage avec les Alpes une culture de la verticalité, un imaginaire montagnard riche et exigeant. Mais cette proximité géographique n’a pas suffi à faire circuler les mots.
Ce qui frappe, c’est le contraste. Pot est un livre de montagne, oui, mais pas seulement. C’est un livre d’intériorité, de solitude choisie, de cheminement autant physique que spirituel. Zaplotnik y raconte sa vie d’alpiniste slovène dans les années 1970, une époque de dépassement, d’engagement total, où les expéditions vers l’Himalaya étaient autant des actes politiques que des quêtes existentielles. Mais il le fait avec une langue étonnamment littéraire, presque mystique. Le récit bascule sans cesse entre la roche et le verbe, entre le corps et l’esprit.
Beaucoup le disent en Slovénie : ce livre a changé leur vie. Il est lu, relu, transmis comme un texte initiatique. Il dit quelque chose d’universel - le doute, la liberté, le désir d’échapper au monde formaté - mais dans une langue qui n’a pas encore franchi les grandes barrières de la traduction internationale. On est face à un paradoxe : une œuvre intensément montagnarde, puissamment contemporaine, mais restée en marge de la circulation littéraire.
J’avais écrit à Bernadette McDonald. Elle m’a répondu avec générosité : elle aussi avait cherché une traduction, sans succès. Elle avait même commandé une traduction non publiée pour pouvoir utiliser certains passages dans son livre Alpine Warriors. Ce qu’elle en dit dans Alpinist Magazine donne une idée de la force du texte. Mais à lire entre les lignes, on sent aussi une frustration partagée : celle de devoir se contenter d’extraits, d’échos, de bribes. Dans son article "Mountain Poet", McDonald cite plusieurs passages saisissants du livre, comme ce moment où Zaplotnik écrit : "The path is the goal. The path is the life. The path leads to the truth." Ou encore : "A man who seeks the truth must climb. Only by climbing does he free himself from the weight of the world." Ces lignes disent tout l’esprit du livre : une vision de l’alpinisme comme voie de dépouillement, non pas conquête mais quête, geste existentiel autant que physique.
Mais McDonald va plus loin. Elle écrit que Zaplotnik "devint lui-même une œuvre d’art, toujours en mouvement, se transformant sans cesse, échappant au filet de mots qu’il lançait lui-même, et que d’autres, moi y compris, ont tenté depuis de jeter autour de lui". Une image puissante d’un écrivain-alpiniste insaisissable, à la fois geste et disparition. Et ce constat : "L’alpiniste ne s’arrête jamais de croire que le chemin compte autant que le sommet."
Dans Pot, Zaplotnik l’écrit ainsi : "He who is in pursuit of a goal will remain empty once he has attained it. But he who has found the way will always carry the goal within him." Une ligne limpide, presque zen, mais traversée d’une exigence intérieure rare. Ce n’est pas seulement un livre d’altitude, c’est un texte qui interroge ce que signifie avancer, choisir une ligne, vivre sans chercher à posséder. : une vision de l’alpinisme comme voie de dépouillement, non pas conquête mais quête, geste existentiel autant que physique.
Ce n’est pas une histoire de patrimoine oublié. C’est une histoire d’accès. On lit des récits d’alpinistes américains, britanniques, italiens. On cite Bonatti, Messner, Boardman. Mais on ne peut pas lire Zaplotnik. Ou alors à travers des traductions dérobées, des blogs, des forums. Une voix importante de l’alpinisme moderne reste en dehors du cercle.
Il y a là un appel, peut-être. Celui de traduire. De faire passer. De tendre une corde entre les langues, entre les rives. Pour que Pot puisse exister ailleurs que dans le murmure. Pour que cette parole de montagne, ancrée, poétique, puisse enfin circuler.
Parce que parfois, un livre, c’est aussi un sommet invisible. On sait qu’il est là. On devine sa forme. Mais tant qu’il n’a pas été traduit, on ne peut que tourner autour, sans jamais vraiment y accéder.
Le mot est court. Il glisse dans les phrases comme une évidence, un code partagé : « tu l’as, la bêta ? », « regarde la bêta en vidéo », « j’ai trouvé ma bêta ». Mais derrière cette compacité lexicale se déploie un champ complexe de pratiques, de valeurs et de mutations perceptives. La bêta, dans le langage contemporain de l’escalade, désigne une information - partielle, souvent optimisée - sur la manière de résoudre un passage. C’est un fragment opératoire, une instruction en acte, une capsule de savoir gestuel.
Ce terme, aujourd’hui omniprésent, possède une origine étonnamment précise. Il est attribué au grimpeur texan Jack Mileski, actif dans les années 1980, connu pour son goût de la formulation poétique et pour sa capacité à narrer les séquences de mouvements avec précision. C’est lui qui aurait utilisé pour la première fois l’expression « beta » pour désigner les vidéos qu’il enregistrait sur cassette Betamax afin de partager des méthodes d’enchaînement à ses partenaires. L’humour étant typique du milieu, l’expression « do you want the beta? » est restée. L’artefact technologique (la cassette, la vidéo, la reproduction d’un geste) a ainsi donné naissance à un mot, devenu catégorie pratique. Le langage de la grimpe en porte encore la trace, comme un pli discret de l’histoire des médias.
Ce détour par l’étymologie n’est pas anodin. Il montre que la bêta est d’emblée liée à une transformation du médium par lequel l’escalade se pense et se transmet. Elle marque un tournant vidéographique dans les manières d’enseigner et de documenter le geste. L’escalade n’est plus seulement orale, corporelle, située - elle devient enregistrable, rejouable, diffusable. Cette évolution n’a cessé de s’amplifier : des cassettes Betamax à YouTube, des forums de discussion aux formats TikTok, la bêta est passée d’un outil de co-apprentissage local à un écosystème global d’instructions visuelles partagées.
Dans ce contexte, la bêta ne fonctionne plus uniquement comme un indice d’efficience technique. Elle condense une série de reconfigurations perceptives : elle transforme le rocher en interface visuelle, le corps en opérateur, l’échec en information. Elle participe d’un mouvement de discrétisation des gestes - leur découpe en unités isolables, reproductibles, optimisables. Le corps devient l’objet d’une chorégraphie anticipée, la prise n’est plus un mystère mais une variable connue. En cela, la bêta est à la fois une aide et une clôture, une simplification qui, parfois, referme l’espace d’incertitude dans lequel s’inventaient d’autres formes de relation au monde.
Mais la bêta n’est pas qu’un dispositif de productivité gestuelle. Elle produit aussi des formes de socialité spécifiques. Dans les salles, sur les murs de bloc, elle circule comme un langage de l’attention partagée. Elle devient un lieu de négociation - entre partenaires, entre générations, entre styles. Offrir ou recevoir une bêta engage une économie relationnelle : entre générosité et retenue, entre partage d’expérience et effacement du processus exploratoire. Le statut même de la bêta est instable : donnée brute ? interprétation ? trahison de l’expérience ? Elle ouvre autant qu’elle oriente.
La prolifération actuelle des bêtas - vidéos, commentaires, « sprays » - révèle une tension contemporaine entre envie de progresser vite et désir de se confronter au réel brut. Là où la découverte exigeait lenteur, engagement, lecture, les vidéos qui « donnent la bêta » instaurent un régime de simulation, de préfiguration. Tout est connu avant d’être vécu. À l’instar d’un jeu dont on connaîtrait déjà la solution, l’expérience se déplace de l’improvisation vers l’exécution.
Et pourtant, la bêta reste ambivalente. Elle peut aussi être jeu, poésie, invention. Les grimpeurs expérimentés savent qu’il n’existe presque jamais une seule bonne façon de faire. Chaque bêta est une tentative, un chemin possible parmi d’autres, modelé par une morphologie, un ressenti, un style. Certaines sont si personnelles qu’elles deviennent opaques pour d’autres. Cette diversité, cette richesse de variantes, les formats numériques ont du mal à la restituer pleinement.
Ce qui se joue, parfois, c’est une forme de glissement : à force de regarder plusieurs vidéos, de superposer différentes bêtas, on finit par se faire une idée « objective » du mouvement. Une sorte de réalité de la voie émerge, faite de gestes spéculés, de séquences compilées - comme si la difficulté pouvait se résumer à cette succession-là. Et pourtant, cette réalité reste une interprétation, une lecture parmi d’autres.
La diversité des bêtas, et surtout la variété de leurs formats - bien au-delà de la vidéo - ouvre un espace d’interprétation. Une bêta peut être un SMS, un message glissé à l’oreille, un récit bref, parfois presque un secret. Elle peut être technique ou sensible, précise ou floue, immédiate ou différée. Elle peut tenir en quelques mots, ou se transmettre par une gestuelle esquissée dans le vide. Cette multiplicité de formes, de registres et d’intentions permet de réintroduire du flou, d’accueillir les écarts, les gestes inattendus, de rouvrir l’expérience : pour entretenir une attention vive, à soi, aux autres, au rocher.
La bêta est née d’une cassette. Elle continue de se transformer avec chaque média, chaque pratiquant⸱e. Ce que nous en faisons, collectivement, dira beaucoup de notre manière de grimper, d’apprendre, de transmettre - et de vivre avec l’incertitude.
"The original use of the term beta in climbing is generally attributed to the late Texan climber Jack Mileski, who climbed predominantly in the Shawangunks during the early 1980s. "Beta" is short for Betamax, an early videotape format since largely replaced by the VHS format. Reputedly, Mileski would record climbers ascending routes on Betamax tape and then share these tapes with other climbers, resulting in the term becoming synonymous with getting information on how to climb a route."*
*Mileski coined the term at the Gunks in 1981 when films were offered for home viewing in both VHS and Betamax formats. Let me run the 'Betamax' tape for you, Mileski once told Mike Freeman, describing the 5.12 Kansas City, and then added "So Mike, here's the beta!
Image : The late Jack Mileski copping in quick rest on the "jug" between the two bouldery cruxes of Clairvoyant (5.13b). Photo provided by and property of Jeff Gruenberg.
https://037200b.netsolhost.com/blog-page.php?Flashback-Jeff-Bones-Gruenberg-29
Samet, Matt (August 2011). The Climbing Dictionary: Mountaineering Slang, Terms, Neologisms & Lingo. Mountaineers Books. p. 30. ISBN 978-1594855023.
Pesterfield, Heidi (2007). Traditional Lead Climbing: A Rock Climber's Guide to Taking the Sharp End of the Rope (2nd ed.). Wilderness Press. p. 109. ISBN 978-0899974422.
Depuis plusieurs années, avec Aster Verrier, nous revenons dans la vallée d’Ailefroide. Pas uniquement pour enchaîner des voies, étoffer un carnet de croix mais surtout pour nous y installer un temps. Habiter le lieu. Marcher, grimper, observer. Se tenir à distance du flux, se laisser traverser par le relief.
En bordure du sentier qui mène au Pré de Madame Carle, une paroi nous a retenus. Sans nom, sans évidence. Située dans ce qui était auparavant la réserve Nationale du torrent de Saint-Pierre, aujourd'hui intégrée au Parc National des Ecrins. Une présence minérale que l’on longe sans y prêter attention. Une paroi qui se dresse sur un côté, sans être lue. Et puis, en la regardant de loin, au fil du temps, de près, un rapport s’installe. Une rumeur de lignes, une logique discrète. Quelque chose insiste.
En 2020, nous commençons à y grimper, à explorer les possibilités sur coinceurs, avec l’accord du Parc national des Écrins : un premier permis. Les dalles compactes rendent la protection avec de l’équipement temporaire impossible. Nous demandons un permis d’équipement, obtenu en 2021. L’ouverture se fait depuis le bas, en deux phases, automne puis été 2023. Lentement, au rythme des relais à inventer.
Ce qui se construit là dépasse la logique d’un itinéraire. Il ne s’agit pas d’un sommet à atteindre, mais d’un agencement de gestes dans un relief donné. Une suite de séquences - fissures, traversées, dalles, proue - qui dessinent une forme, une composition un peu variée. Une partition verticale, à la fois lisible et mouvante, chacun y fait prise avec ce qu'il souhaite.
Cette forme, on peut aussi la lire comme une chorégraphie. Non pas au sens d’un enchaînement figé, mais comme une grammaire ouverte de mouvements, une partition à interpréter. La voie propose des déplacements précis, des rythmes, des équilibres, mais laisse à chacun la liberté d’y inscrire son propre corps, sa propre lecture. On la regarde aussi depuis le sol, comme une séquence de gestes projetés dans l’espace. Elle devient à la fois tracé et danse, sculpture et mise en mouvement. Une façon d’éprouver le paysage par le geste, d’en proposer une lecture physique.
C’est dans cette tension que prend forme Avalanche de grimpeurs : à la croisée de l’escalade et de la création. Pensée comme une œuvre au sens plein - non pas objet figé, mais ouvrage en situation. Une structure traversable. Du latin opus, opera : un faire, un travail.
La ligne engage un rapport direct à la sculpture - pas celle muséale, mais celle d'un terrain, d'un paysage. Un travail à même la matière, dans le rocher. Avec marteau, perfo, balayette. Avec le corps aussi. Une écriture par points, par gestes, dans les équilibres et les silences. Équiper, ici, c’est déjà dessiner. C’est déjà sculpter, mais avec une forme d’engagement singulière. Chaque relais était posé en avançant, sans certitude, nous devions nous y suspendre aussitôt. Pas de recul, pas de validation extérieure. La progression impliquait de faire confiance à ce qui venait juste d’être créé. Dans la pratique de l’escalade équipée, on oublie parfois ce que suppose la stabilité d’un point. Ici, tout était encore en cours. Il fallait s’ajuster, observer, adapter - avec attention, avec soin. Ce rapport direct entre le geste, le support et la progression modifie profondément la perception de l’itinéraire. Il rend tangible une autre relation à la montagne : plus immédiate, plus attentive, plus exposée aussi.
L’éthique de l’ouverture a compté. Depuis le bas, avec mesure. Garder ce qui résiste, laisser vivre ce qui interroge. Ne pas trop simplifier mais rendre quand même accessible. Préserver une lecture, une étrangeté, une logique non immédiate. Laisser place à l’inconnu dans un paysage saturé de formes connues.
Et maintenant, la ligne circule. Par fragments, rumeurs, on-dits. On en parle, on l’imagine, on la rejoue. Elle entre dans les récits oraux avant de figurer dans un topo. De proposition, elle devient donnée. Mais conserve son ambivalence : trace, fiction, usage.
Avalanche de grimpeurs cherche à maintenir ensemble différents régimes : l’habiter, le geste, le récit. Elle n’est ni monument, ni simple itinéraire, mais une manière d’être en montagne. Une manière de composer avec les formes, les vides, les récits. Une manière d’être à côté. À la fois œuvre et itinéraire. À la fois sculpture et passage.
L’itinéraire figure désormais dans l’ouvrage Escalade autour d’Ailefroide, de Jean-Michel Cambon. Pour Aster et moi, c’est aussi une manière de contribuer à ce que des générations de grimpeurs ont rendu possible et accessible en ouvrant des lignes avant nous. Après tant d’années passées à grimper leurs itinéraires, à s’appuyer sur leur travail, nous avions simplement envie, à notre tour, d’apporter quelque chose à l’escalade dans cette vallée.
Résumé publié sur camptocamp.org :
Ouverture : 2022 - Quentin Lazzareschi, Aster Verrier.
L'itinéraire étant situé dans la zone du Parc National des Écrins, un permis d'équipement a été délivré aux ouvreurs à l'issue d'une exploration sur coinceurs de la voie en 2021.
Approche : 40min
Depuis Ailedroide, suivre le sentier qui mène au Pré de Madame Carle. Après les secteurs de la Poire, marcher 15min en suivant le chemin. Le secteur se trouve juste après le panneau d'entrée du parc. Le départ de la voie se trouve deux lacets après le panneau.
Il est aussi possible d'accéder à la voie depuis le Pré de Madame Carle.
Voie :
L1 6b+ À quelques mètres du chemin, la voie remonte une large fissure évidente / dièdre. Puis on sort (sans tirer sur l'écaille) sur le début d'une dalle très compacte en suivant une veine de roche grummelante en surface.
L2 7b Longueur de dalle avec un début en traversée, le 1er crux est un pas de dalle juste après le relai pouvant facilement décontenancer les amoureux du dévers. R2 confortable sur une vire.
L3 7a+ Belle traversée technique après les quelques mètres verticaux du début, pour finir sur une proue verticale à l'allure vertigineuse. Bonne ambiance. R3 à la sortie sur la droite.
L4 6a+ Enfin du repos, après un petit réta pas commode, on a tout de même une bonne fissure pour le confort.
L5 6a Plus simple que la longueur précédente, le rocher moins compact offre des fissures horizontales, une échelle.
L6 6a+ C'est court et ça grimpe toujours bien, même style de dalle que les deux précédentes. R6 au niveau de l'arbre à la sortie.
L7 6c Large fissure permettant de remonter petit à petit en restant bien sur les pieds, adhérence recommandée. Attention, ça peut sonner creux !
https://www.camptocamp.org/routes/1687197/fr/vallee-d-ailefroide-contreforts-e-du-pelvoux-avalanche-de-grimpeurs
Route part.1
Route part.2
Route part.3
L’edelweiss est une fleur alpine rare, emblématique, encastrée dans les mythes de pureté, de verticalité et de résistance. Elle symbolise un dehors préservé - l'altitude, la blancheur, la rareté - et fonde une part de l’imaginaire alpin, celui des pionniers, des explorateurs, des collectionneurs de sommets. Sa fragilité biologique a nourri une logique de conservation patrimoniale : classée, protégée, surveillée. L’edelweiss était ainsi le nom d’une relation particulière entre espèces et milieux : un marqueur d’exception que l’on ne cueille pas, que l’on admire de loin.
Mais aujourd’hui, cette même fleur est cultivée sous lampes UV, dans des serres à basse altitude, pour être transformée en ingrédient cosmétique. Elle est reproduite, rationalisée, arrachée à son biotope et rendue compatible avec des logiques industrielles. Sa symbolique reste intacte - les flacons de crème anti-âge en reprennent le motif - mais sa nature est déplacée, mise à distance d’elle-même. Ce n’est plus une fleur rare : c’est une promesse de longévité, un principe actif.
C’est ce paradoxe que notre installation au MAC Lyon* cherchait à activer. Présenter une culture artificielle d’edelweiss, éclairée par UV, c’était exposer une contradiction : celle d’une conservation sans milieu, d’un soin sans écologie. Ce n’était pas une critique, mais une mise en tension : un essai de rendre visible ce qui se joue lorsque la conservation devient extraction douce. Car que conserve-t-on, exactement, lorsque l’on transplante une espèce hors de son écosystème ? Et au nom de quoi ?
Cette tension traverse toute une zone de discours que Timothy Morton nomme « écologie sombre » (dark ecology). À rebours d’une écologie lumineuse, optimiste, réconciliée, Morton propose une plongée dans les implications troubles de l’habitation terrestre. Il ne s’agit plus de sauver un « monde naturel » pur et intact, mais de reconnaître que ce monde n’a jamais existé : qu’il est déjà intriqué, médié, abîmé, cohabité. Nous sommes toujours déjà dans la boue, les interfaces, les hybridations.
L’edelweiss sous UV est un bon symptôme de cette situation. Ce n’est plus une fleur alpine, c’est une forme rendue disponible, une image cultivable, un effet mis en culture. Elle semble presque dire que nous n’avons plus besoin de la montagne car elle peut venir à nous sans son milieu. La rareté devient reproductible, la protection devient optimisation, la nature devient un matériau. Ce qui se conserve, ce n’est plus une existence écologique, mais une forme idéologique - l’edelweiss comme métaphore, comme design.
Or Morton souligne que l’un des pièges majeurs de la pensée écologique réside dans cette fixité : dans cette tendance à sacraliser des figures, des symboles, des images. Il faut « déconstruire la nature » non pour la dévaloriser, mais pour mieux comprendre comment elle a été construite, chargée, utilisée. Une fleur peut devenir un dispositif. Un paysage peut être un écran. Une montagne peut devenir une machine à produire du sentiment. L’iconoclasme écologique de Morton propose d’en finir avec ces stabilisations.
Dans cette perspective, conserver peut être une violence. Pas au sens d’une destruction frontale, mais comme maintien artificiel de formes mortes. Préserver une espèce hors de son milieu revient à la momifier. Cela revient à dire que l’espèce compte plus que le système qui la fait tenir, plus que les interactions qui la constituent. C’est une forme de réduction : une conservation sans relation.
L’edelweiss cultivée sous UV est exactement cela : elle est le résidu d’un imaginaire de nature figée, détourné vers la promesse technologique. Elle prétend encore être alpine - blanche, pure, fragile - mais elle est devenue modulaire, standardisée, intégrée à une logique de flux. Elle témoigne d’une écologie sans écologie : une écologie d’interface, de surface, de transfert.
Morton insiste sur ce point : l’écologie, si elle veut être à la hauteur de la crise, ne peut pas être un projet de conservation. Elle doit devenir un projet de cohabitation instable. Il ne s’agit pas de sauver la nature, mais de désapprendre les gestes de domination, y compris ceux qui prennent la forme du soin. Il ne s’agit pas de maintenir, mais de composer. Il ne s’agit pas de sanctuariser, mais d’habiter autrement.
Ce que l’installation propose alors, ce n’est pas une critique morale. C’est un trouble. Une zone de brouillage entre image, soin, extraction et désir. Elle ne dit pas : il faut revenir à un état originel. Elle dit : voilà ce que devient une figure naturalisée lorsqu’on la fait basculer dans un circuit de valeur. Voilà ce que devient la montagne lorsqu’elle est réduite à une fleur, et la fleur à une propriété exploitable.
Dans ce geste, l’edelweiss ne trahit pas son image : elle la pousse à son point de tension. Elle nous oblige à interroger ce que nous conservons réellement lorsque nous parlons de « préservation ». Elle nous invite à considérer que la conservation n’est pas seulement un geste de soin, mais qu’elle peut aussi participer à des logiques de contrôle, de stabilisation, d’appropriation symbolique ou matérielle.
Peut-être faut-il, comme le suggère Morton, apprendre à ne pas conserver. Apprendre à laisser mourir certaines formes. À faire le deuil de certaines images. À accepter l’effondrement non comme perte, mais comme ouverture. À concevoir des formes de relation qui ne soient ni gestionnaires, ni nostalgiques, ni extractives. À désirer autrement.
C’est cela, peut-être, qu’une écologie iconoclaste peut ouvrir : une zone de trouble dans les gestes de soin, une désactivation des icônes écologiques, une politique du vivant qui passe par l’acceptation de l’instabilité - et de la finitude.
- Au cours de l’exposition IRL é RL : https://www.mac-lyon.com/fr/programmation/irl-e-rl#:~:text=IRL%20%C3%A9%20RL%20est%20un,parler%2C%20se%20rencontrer...
Quand Gaston Rébuffat écrivait Étoiles et tempêtes, c’était depuis un monde où la ligne était promesse. Une ligne droite, tirée dans le ciel - un pilier, une arête, une goulotte. Ce que le guide cherchait alors, ce n’était pas seulement une voie, mais une manière de se tenir au monde : dans l’élan, la clarté, la beauté. Chaque course était une forme ; chaque sommet, un point d’orgue.
Mais aujourd’hui, dans les Écrins comme ailleurs, ce monde-là tangue.
La traversée du Pic de Neige Cordier, dans Les 100 plus belles courses et randonnées, y figurait comme une “grande classique de neige”. Un rêve d’harmonie : pente régulière, rythme lent, lumière du matin sur le glacier. Mais en 2024, les données sont sans appel : cet itinéraire est classé parmi les plus transformés, notamment à cause du retrait glaciaire et de la fonte précoce des couvertures nivalesrga-13072. Ce qui s’offrait comme forme continue devient territoire de franchissement problématique. L'esthétique de l'évidence fait place à celle de l’attention.
Le couloir Coolidge, lui aussi, a changé de nature : “le rocher y est désormais visible dès le début de saison estivale”, notent les auteurs de l’étuderga-13072. Autrefois promesse d’ascension rapide et logique, il devient théâtre d’instabilité, de renoncement possible. Le beau geste - celui du crampon qui mord la pente - est déplacé, suspendu, reconfiguré.
On pourrait croire qu’il s’agit là d’un problème logistique, ou de sécurité. Mais c’est bien plus. C’est un changement d’esthétique. Non au sens décoratif, mais au sens d’une reconfiguration du sensible. Ce n’est plus la ligne qui guide, c’est l’état du sol, la rumeur du vent, la lecture d’une météo trop fine, trop changeante. La montagne devient matière à négociation.
Dans Les horizons gagnés, Rébuffat célébrait les gestes sûrs, les promesses tenues par la géométrie d’un itinéraire. Mais la logique d’aujourd’hui est autre. Ce n’est plus un horizon qu’on gagne, c’est un équilibre qu’on cherche - fragile, provisoire, souvent bancal. Dans certains cas, les itinéraires ne sont plus les mêmes tout court : le glacier du Sélé, par exemple, ne rejoint plus l’arête sud de l’Ailefroide comme auparavant. L’approche elle-même devient expérimentale.
Cette transformation des formes a un effet direct sur la perception. On ne regarde plus la montagne comme un volume statique. On la perçoit comme une matière active. Une trame de signes faibles. L’esthétique devient climatique. Chaque pente est une archive fragile de sa propre transformation.
Le rapport à la temporalité s’en trouve lui aussi bouleversé. L’étude scientifique identifie la fonte précoce comme l’un des processus majeurs, avec des effets observables dès juin sur des itinéraires historiquement fréquentables en juillet-aoûtrga-13072. Cela induit une reprogrammation des pratiques : les saisons se contractent, les horaires s’ajustent à l’urgence, les bivouacs se déplacent ou disparaissent. Le temps du refuge - cette figure esthétique de la pause, du partage - devient celui de la logistique, du sommeil calculé.
Ce sont là des micro-variations qui déplacent le rapport au paysage. Car ce que l’on habite, désormais, ce n’est plus un décor. C’est un milieu instable. Une forme d’imprévisibilité intégrée.
Peut-être faut-il alors revenir à cette idée : l’esthétique n’est pas ici un jugement de goût. C’est une manière d’habiter le changement. D’y inscrire des formes de présence.
Et c’est peut-être cela qui surgit dans les nouvelles pratiques : le bivouac très bas, loin des refuges inaccessibles ; l’usage du GPS en parallèle d’un vieux croquis ; le choix de courses plus courtes mais plus « lisibles » ; l’envie d’apprendre à improviser.
C’est aussi ce que disent certains guides, dans l’étude : “les parcours classiques sont devenus des aventures”, ou encore : “l’incertitude fait revenir à une forme plus artisanale de l’alpinisme”. Une esthétique du faire avec. De l’adaptation. Du retrait parfois.
Rébuffat écrivait : “le montagnard est un artiste qui taille sa voie dans la montagne comme le sculpteur dans la pierre.” Il faudrait peut-être dire maintenant : le montagnard est un lecteur de signes, un praticien du précaire, un artisan du provisoire.
Ce n’est pas une déchéance. C’est un autre régime du beau. Plus fragile, plus situé, moins monumental - mais plus attentif, plus ouvert, plus politique aussi.
Un art de l’équilibre au bord du retrait.
Et peut-être que ce basculement esthétique ne s’exprime pas uniquement dans les gestes ou dans les lignes devenues incertaines, mais aussi dans les formes de récit qui les accompagnent.
Car face à la perte de fixité des itinéraires, c’est tout un renouvellement des manières de raconter qui émerge. Les topos traditionnels ne suffisent plus : trop fixes, trop silencieux. À leur place, surgissent des formes plus mouvantes, plus collaboratives. Des comptes-rendus sur CampToCamp, des annotations sur des cartes numériques, des vidéos de drone, des récits partagés en stories Instagram ou dans les groupes WhatsApp des pratiquants.
Ces dispositifs ne sont pas que des outils. Ils deviennent des esthétiques à part entière. Une manière de composer collectivement des images fragmentaires, affectées, situées de la montagne. Une façon de maintenir vivant un lien avec ce qui se transforme. Non plus transmettre une vérité stable sur un itinéraire, mais partager une expérience située, parfois contradictoire, toujours datée.
Dans ces formes d’écriture ou de captation, c’est une autre sensibilité qui s’exprime : celle d’un monde qui ne tient plus par la permanence des formes, mais par la circulation des récits. Un paysage non plus comme fond, mais comme texte vivant. Chaque vidéo tremblante d’une descente sur éboulis, chaque photo annotée d’une rimaye infranchissable, chaque message posté depuis le refuge avant le désengagement, devient un fragment esthétique - non dans le sens de l’art, mais dans celui d’un monde rendu sensible.
Ainsi, la montagne se réécrit sans cesse, non par les grandes voix d’autrefois, mais par un chœur discontinu de récits partagés.
Et c’est peut-être là, aujourd’hui, que réside l’une des formes les plus vibrantes de l’esthétique alpine contemporaine : dans cette polyphonie imparfaite, dans ces lignes multiples, éphémères, qui tissent un rapport situé à ce qui demeure, et à ce qui s’efface.
- https://journals.openedition.org/rga/13072
L’histoire de la face ouest des Drus, en particulier celle du pilier Bonatti, semble appartenir à une époque encore proche - et pourtant déjà inaccessible. C’était une paroi mythifiée, une ligne de force inscrite dans l’imaginaire collectif de l’alpinisme. Une colonne de granite vertical, sculptée par les générations, habitée par des noms, des récits, des tactiques. Son effondrement - progressif, discret, puis brutal - n’est pas qu’un événement géologique : c’est une fracture symbolique, une disparition de support, un point de bascule dans la relation qu’entretiennent les grimpeurs avec leur terrain d’inscription.
La montagne s’est effacée, mais le geste, lui, demeure. Ceux qui ont parcouru la voie Bonatti portent en eux une mémoire incorporée de l’itinéraire - une suite de mouvements, de postures, de décisions microscopiques inscrites dans le corps. Cette mémoire n’est pas qu’un souvenir : elle fonctionne comme une archive chorégraphique. Les gestes subsistent, même sans paroi. On pourrait imaginer qu’ils soient rejoués, déplacés, réactualisés dans un autre contexte, à la manière d’une danse dont le décor a disparu, mais dont la partition motrice survit.
Grimper devient alors une manière de restituer un relief disparu, non pas en le reconstruisant matériellement, mais en l’évoquant par le corps. Ces gestes, transmis oralement ou par mimétisme, deviennent des vecteurs de reconstitution. Ils permettent d’approcher, par le mouvement, une forme de présence du lieu absent. La grimpe bascule ainsi dans une dimension performative : ce n’est plus l’ascension qui compte, mais la persistance d’un agencement gestuel qui donne forme à une topographie effacée.
Dans cette configuration, les voies nouvelles prennent une autre signification. Ainsi la "voie des Papas" (https://granite.over-blog.com/album-2096155.html), ouverte après l’écroulement, peut se lire comme un geste de réinscription. Ni nostalgique ni héroïque, elle matérialise un rapport au paysage en transformation. Elle vient, modestement, occuper un vide. Elle n’imite pas, elle ne remplace pas. Elle opère sur le mode du lien, de la transition : un passage de témoin entre ce qui fut et ce qui persiste.
Ces itinéraires post-écroulement ne documentent pas seulement une nouvelle ligne : ils rejouent des rapports au terrain. Ils déplacent les gestes d’une paroi disparue vers un espace recomposé. La grimpe devient ici un acte de mémoire sans monument, une tentative de maintenir vivante une pratique même lorsque son support matériel s’effondre. En cela, ces voies s’inscrivent dans un travail d’adaptation sensible, dans une forme de deuil actif.
La disparition du pilier Bonatti, comme d’autres effondrements récents, peut être pensée non pas comme une fin isolée, mais comme un signal faible d’une mutation plus large. Le réchauffement climatique, l’instabilité croissante des faces, la désynchronisation des saisons modifient les conditions de la verticalité. Le terrain ne se donne plus comme fondation fiable. Il devient événement, processus, variation. L’ascension n’est plus une lecture de la montagne, mais une négociation continue avec ses effacements.
Ce que ces effondrements emportent avec eux, ce n’est pas seulement de la roche. Ce sont des lignes, des mythologies, des manières de pratiquer. Et ce qu’ils laissent en suspens, ce sont des gestes à réinventer, des imaginaires à déplacer. La montagne n’est plus seulement un décor : elle devient milieu instable, archive vivante, matière en transition. Et l’alpiniste, dans ce contexte, n’est plus seulement grimpeur : il devient chorégraphe d’un souvenir incarné, scripteur de gestes sur un sol qui se défait - et dont il tente, par le corps, de retrouver les contours.