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Dans cet entretien, Stéphane Benoist - guide de haute montagne et formateur à l'ENSA - propose une lecture située de la transformation des pratiques alpines contemporaines. Son regard, à la fois empirique et réflexif, s’appuie sur une expérience ancrée dans les reliefs alpins et himalayens, mais s’ouvre rapidement à des enjeux plus larges : climat d’incertitude, reconfiguration des savoirs, mutation des relations au milieu et à l’autre. À travers ses propos, se dessine une écologie du geste, attentive aux ajustements, à l’implicite, à ce qui se joue dans les marges de la décision.

Ce qui frappe dans cette prise de parole, c’est la manière dont elle rend visible un basculement : celui d’un monde alpin qui ne peut plus se penser comme un espace stable, balisé par des routines techniques ou pédagogiques reproductibles. Les repères temporels (saisons, fenêtres météo), matériels (conditions du terrain), mais aussi symboliques (figures de l’autorité, relations guide - clients) deviennent plus fluides, parfois mouvants. Face à cela, Stéphane ne propose pas une posture de maîtrise, mais un effort de lucidité : reconnaître l’augmentation de la complexité, et chercher des formes d’attention capables d’y répondre.

Ce texte s’inscrit ainsi dans une tentative de cartographie des transformations en cours, sans nostalgie ni solution clé en main. Il explore ce que signifie aujourd’hui « guider » dans un monde instable : non plus transmettre des certitudes, mais apprendre à lire des configurations mouvantes, composer avec des savoirs distribués, ajuster son rôle à des régimes relationnels plus horizontaux. En creux, il esquisse une forme de pédagogie contextuelle, située, où le métier de guide devient moins un savoir-faire qu’un savoir-être : capacité à maintenir une qualité de relation face à l’imprévisible.

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Stéphane : Alors… comment on se projette sur la pratique de l’alpinisme, sur la formation de guide ? Ben… franchement, moi je dirais : très mal. Comme d’habitude. Mais bon, faut dire aussi que je suis vraiment conditionné intellectuellement par le cheminement dans lequel je suis. Donc c’est aussi pour ça que je dis ça.

Et en même temps, j’hésite. Bon… très rapidement, un portrait de ma vision des choses. Enfin je dis « ma », mais en fait c’est aussi une réflexion partagée avec un ami, c’est surtout lui qui porte le truc. Il bosse pas mal là-dessus, sur ce qu’il appelle une vision analytique.

Disons que… pour résumer, c’est des visions très schématiques, pas des vérités. Mais ça permet d’y voir un peu plus clair.

Alors la pensée complexe, on peut la définir de plein de manières. Mais là, pour répondre sur le côté « prédictif », sur le fait de se projeter, je dirais que l’une des conséquences de cette pensée complexe — qui est faite surtout de croisements d’informations — c’est qu’on voit bien que les choses bougent. Que ce soit à l’échelle individuelle, ou à l’échelle globale, de la Terre entière, on voit que c’est instable. Ça bouge.

Et ça, c’est très symptomatique de notre vision : il y a un saut de complexité en train de s’opérer. Et ce genre de saut, il se fait pas à n’importe quel moment : il faut un certain volume d’informations, un certain croisement. Mais on peut pas prédire ce qui va en sortir. On sent que ça évolue, mais on sait pas vers quoi.

Toi, d’ailleurs, tu dois être mieux outillé que moi pour comprendre ça côté maths, ce que c’est que cette complexité. Mais clairement, faire de la prédiction là-dedans, c’est pas simple.

Quand on a deux infos qui se croisent, on peut encore s’en sortir. Mais quand il y en a N… on y arrive plus.

Un bon exemple, c’est Laurence, sur le climat. Elle parle beaucoup de l’effet papillon, des conditions initiales. Juste une petite variation au départ, et le résultat est complètement différent. Comme l’histoire des doubles pendules.

Mais bon, à titre individuel, sur d’autres sujets, j’aime bien quand même poser des diagnostics. Et sur la pratique de l’alpinisme… ce que j’appellerais l’alpinisme « standard », ben dans mon parcours, dans ce que j’observe encore aujourd’hui, on est plutôt dans le « quoi » que dans le « pourquoi ».

C’est l’activité qui porte les gens. Que ce soit l’escalade, la montagne, ou autre chose. Mais on ne se demande pas forcément pourquoi on y va. On y va. On prend l’expérience comme elle vient.

Moi, je suis plutôt dans ce rapport-là. Donc j’ai pas forcément besoin de me projeter dans l’activité elle-même.

Après, sur l’aspect sociétal… là oui, je vois une grosse différence. Mais bon, peut-être que moi j’étais un peu à part, vu mon histoire. Chacun a la sienne.

Mais ce que je ressens, c’est que chez les jeunes, ou même chez les moins jeunes qui débutent l’activité, il y a beaucoup plus d’angoisses, beaucoup plus d’inquiétudes. Ils ont besoin que les choses soient plus cadrées, plus sécurisées. Ils ont besoin de se projeter.

Mais sur la pratique alpine, au sens des alpinistes… je saurais pas trop te dire. Je sais pas comment ils sentent les choses aujourd’hui.

Par contre, chez les guides, et dans les écoles, là oui, ça bouge. Il y a des inquiétudes. Comme chez beaucoup de monde. Moi, j’en ai peut-être un peu moins, c’est vrai.

Quentin : C’est des inquiétudes qui se manifestent sur quoi ?

Stéphane : Sur le réchauffement. Et sur le manque de neige.

Typiquement, ici, dans les Alpes-Maritimes, dans le Mercantour, c’est flagrant : y a moins de neige. Mais c’est pas seulement une histoire de température. On m’a expliqué ça il n’y a pas longtemps : c’est surtout une baisse des précipitations.

Et ce qui rend les choses compliquées, c’est que c’est super hétérogène. Même à l’échelle du territoire.

Par exemple, Valberg, côté précipitations, c’est un vrai souci. Plus on va vers l’ouest du département, plus c’est sec. J’ai entendu dire — à confirmer — qu’ils avaient même bloqué des permis de construire à cause de ça. Parce qu’ils peuvent plus garantir l’accès à l’eau. C’est un vrai problème hydrique, là-bas.

Alors qu’en Vésubie, c’est pas pareil. Et si on compare Auron et Isola 2000, qui sont juste à côté, c’est fou : c’est pas du tout le même climat.

Isola, ils prennent plus d’effet de lombarde, donc plus d’eau, plus d’humidité, et en plus c’est plus haut. Et les lombardes, elles refroidissent. Résultat : plus de neige.

Donc, tu vois, c’est très variable. Et pas que sur l’espace : sur les individus aussi. Et même dans le temps.

Par exemple cette année, y a un truc qui m’a interpellé. On parle de la Nina. Normalement, ça a pas d’effet sur l’Europe. La Nina, c’est plutôt un refroidissement de l’Atlantique… je crois que c’est l’Atlantique. Et El Nino, c’est le réchauffement.

J’en parle un peu parce que je suis allé grimper en Amérique du Sud, donc j’ai été confronté à ces phénomènes. Mais ce que je veux dire, c’est que cette année, malgré les prévisions, dans les Alpes, dans le Mont-Blanc, on a eu une saison d’alpinisme quasi normale. Comme il y a trente ans. Peut-être pas tout à fait, mais pas loin. Alors qu’on s’attendait à du très compliqué. Et au final, non.

Par contre, le temps est incertain. C’est pas juste cette semaine : c’est plus global. Et en bas, en plaine, y a eu des canicules bien marquées.

Dans le Mercantour, on l’a moins ressenti. Il faisait chaud, plus qu’il y a 20 ou 30 ans, c’est sûr. Nous, on a pas mal de parois orientées ouest. Et avant, le matin, t’avais les doigts gelés, c’était garanti.

Je me souviens d’un projet à la Cougourde, l’année dernière. La paroi prend le soleil vers 11h. On était là tôt, vers 8h. Et on était en T-shirt. Il y a 20 ans, c’était impensable. À 8h, t’avais les doigts gelés, c’était sûr.

Et dans la journée, il faisait plus chaud qu’en bas. Une chaleur vraiment lourde. On était pas loin de l’insolation, même en se protégeant.

Cette année, même période, même lieu, on n’a pas eu ça. Alors, ok, ça dépend aussi du jour. Peut-être que l’an dernier, c’était le jour le plus chaud… Mais cette année, on était un cran en dessous.

Donc voilà… tout ça pour dire : est-ce que la Nina a eu une influence ? On sait pas trop. C’est très complexe. Et pour comprendre ce genre de phénomènes, faut vraiment aller chercher des invariants, des trucs sur lesquels on peut s’appuyer. Parce que sinon, on est vite paumé.

C’est des sujets hyper complexes. Déjà pour faire une analyse factuelle, c’est compliqué. Mais alors pour se projeter à partir de ça…

Quentin : Oui, c’est sûr. Est-ce que ce n’est pas dans la manière dont la pratique s’organise que ça évolue ? Comme si, maintenant, elle s’organisait avec moins de certitude qu’avant ?

Stéphane : Ah oui, complètement. Ah oui, oui. Ça, complètement…

Quentin : Et du coup, est-ce que c’est pas aussi les créneaux qui changent ? Des créneaux réduits ?

Stéphane : Complètement. Les créneaux sont réduits, c’est clair. Les conditions sont plus complexes, plus courtes, plus variables.

Quentin : Mais dans la manière d’appréhender la pratique, est-ce qu’on ne cherche pas justement à faire confiance à cette incertitude ?

Stéphane : Ah ouais… là tu dis beaucoup de choses. Juste avant d’y répondre, je voulais finir un truc : dans les équipes jeunes, on voit que ça bouge énormément. Ils sont très sensibles à tous ces sujets.

Par exemple, dans l’équipe nationale FFCAM — c’est sur trois ans — on a eu un jeune qui a dit : « Moi, je ne prendrai pas l’avion. » Et l’objectif de l’équipe, c’est de faire une expé à la fin. Bon, lui il n’est pas venu, parce que c’était quelqu’un aussi très engagé, militant. Et le projet avait bougé, on a failli changer de destination, puis on est revenu à celle de départ, et pour s’organiser en bateau jusqu’en Amérique du Sud… c’était pas faisable. Mais le fait est là : ça questionne. Ils se posent des vraies questions. Ils se projettent, et ils refusent certaines choses.

À l’ENSA aussi, on sent que ça évolue. Il y a une pression, parce que l’école dépend du ministère des Sports, donc il y a des injonctions politiques. Qu’on critique ou pas, elles existent. Ils essaient de réduire leur empreinte, de favoriser le covoiturage, ce genre de choses. Il y a un discours. Mais ce sont surtout les jeunes qui le portent. Eux, ils sont déjà là-dedans. Nous, on est d’une autre génération, on s’adapte. C’est toujours plus dur de s’adapter que de naître dans un cadre. Mais ça pousse, clairement, ça pousse d’en bas.

Et pour revenir à ce que tu disais, sur faire confiance à l’incertitude… C’est complexe, mais peut-être pour des raisons très simples, parfois. C’est ça la complexité aussi. Moi, ce que je vois, c’est qu’avant, les alpinistes — les générations avant la mienne — ils bloquaient trois semaines de vacances. C’était lié aux congés payés. Ils allaient camper à Chamonix, souvent sans gros moyens.

Bon, le milieu est très hétérogène socialement. Mais ce mode-là, où tu bloques du temps, ça s’est effondré. Et à mon avis, ça a commencé avant même qu’on prenne conscience des enjeux climatiques. C’est venu de contraintes sociales et économiques. On a vu disparaître cette possibilité de s’offrir du temps long. Chacun ajuste comme il peut.

Et moi, j’ai 53 ans. Je suis né en région parisienne, mais arrivé à Saint-Jeannet à 5 ans. Donc je suis vraiment d’ici. La région parisienne, je la connais à peine. Et ce que je ressens, c’est qu’à mon époque — et même ceux qui ont 10 ou 15 ans de moins — les parents s’occupaient moins de leurs enfants.

Ce temps « libre », quelque part, a une incidence sur les loisirs. Aujourd’hui, tu passes beaucoup de temps pris par le travail, dans l’incertitude professionnelle. T’es plus engagé, mais dans un monde plus complexe. Et puis t’as plus à t’occuper de ta famille.

Les journées font toujours 24 heures, mais on est pris dans une course. On a des outils pour aller plus vite, mais c’est de la vitesse de contrainte. Et moi, j’ai vraiment ressenti un effondrement du modèle « je bloque mes vacances, et je pars ». Maintenant, on fait avec ce qu’on peut, quand on peut. On prend des petits créneaux, on compose.

Et peut-être aussi qu’on faisait déjà ça avant même de s’en rendre compte. Avant même de se dire qu’il fallait s’adapter.

Et ensuite, tu as parlé du rapport à l’incertitude. Alors là… c’est vraiment le cœur du sujet. Pour moi, c’est le mot-clé. C’est central. Notre rapport à l’incertitude, c’est ce qui traverse tout.

Et ça reboucle avec la pensée analytique, qui cherche à éliminer l’incertitude, et la pensée complexe, qui cherche à l’accueillir, à la traverser.

Bon, les deux se mélangent toujours. Y’a du complexe dans l’analytique et inversement. Mais fondamentalement, la pensée complexe, c’est l’acceptation de cette incertitude.

Et ça passe par des cheminements, individuels et collectifs. Et là, c’est pas simple. Je parle beaucoup des jeunes, parce que j’en encadre.

On a créé un bureau des guides, il y a plus de 15 ans maintenant. Avec un ami, qui tient aussi le gîte du Boréon. Il est guide, et il s’intéresse beaucoup à la météo. Il regarde ça de près : températures, précipitations… la baisse d’eau, surtout.

Il s’appelle Nicolas Ferraud. Il a aussi un regard sur l’économie, le commerce, parce que c’est son histoire familiale. Il a une vraie vision. Et c’est aussi lié à la fréquentation. C’est pas que technique ou climatique.

Bon… l’incertitude, je me suis un peu perdu, mais c’est ça le nœud pour moi. Dans notre bureau des guides, c’est lui qui a posé les bases du modèle économique. Il est plus jeune que moi — moi je suis de 71, lui de 82 — mais il avait une grosse avance sur tout ce qui est compréhension du monde actuel.

Et ça marche bien parce qu’ici, dans les Alpes-Maritimes, t’as un million d’habitants. Le tourisme de montagne existe, mais c’est surtout du tourisme à la journée. Avec Sophia Antipolis à côté, ça crée du mouvement. Donc les gens font l’aller-retour. Pas de grosses expéditions.

Nous, on est dans un petit massif. Je dis en rigolant que c’est un sous-massif, comparé à des capitales comme Chamonix. Chamonix, c’est la capitale mondiale de l’alpinisme, clairement.

La Grave aussi, l’hiver, c’est une capitale. L’été, un peu moins, mais quand même. Et dans ces capitales, les clients se jettent sur les guides. Y’a un manque permanent de guides au Mont-Blanc.

Pourquoi ? Parce que ce sont de grosses montagnes, pleines d’incertitudes. Donc tu ressens le besoin d’encadrement. Et tu paies. Cher, parfois. Pas plus qu’ailleurs, mais ça reste un coût.

Ici, dans le Mercantour, c’est différent. Pas de gros glaciers. Juste un glacier moribond sur la face nord du Gélas : un névé, avec de la glace permanente. Il fond pas, même en octobre.

D’ailleurs, c’est ça qu’il faut regarder : pas l’été, mais l’automne. C’est là que tu vois ce qu’il reste avant les premières neiges. Donc les vraies périodes de « non-neige », c’est octobre, pas juillet.

Et notre modèle de tourisme, il s’est adapté à ça. On fait des stages avec plusieurs stagiaires, c’est de la clientèle privée, mais qui aime la dynamique de groupe. Moins de face-à-face, moins de pression.

Et ça répond à un besoin de société : plus d’autonomie, plus de collectif. On ne prend plus un guide juste pour être encadré. Il y a encore cette relation de partage, qui est belle, mais elle évolue.

Stéphane : Le guide, son rôle, c’est d’amener. Qu’il connaisse l’itinéraire ou pas, il amène dans une montagne qu’il connaît mieux, en principe, que son client. C’est ça, la base de la relation. Nous, ici, on a un petit peu de ça. Mais dans un massif comme le nôtre, ce qu’on observe, c’est que les gens apprennent à grimper, et assez vite, ils commencent à se débrouiller seuls. Donc ce qu’on propose, nous, c’est plutôt des stages qui leur permettent de structurer, de mettre du contenu, et de gagner en autonomie. Et ça, ça fonctionne bien.

Mais cette clientèle, si elle est de plus en plus nombreuse, c’est aussi parce qu’elle est plus inquiète. Elle est dans un système où elle a du mal à sortir des sentiers battus toute seule. Et quand je dis « système », je ne veux surtout pas qu’on parte sur des théories du complot. Je ne dis pas qu’il y a des gens qui organisent ce système. Non, pour moi, ce système, on l’organise tous. C’est important de le dire. Peut-être qu’on peut dire « société » si on veut un mot un peu plus doux. Mais voilà, il y a de l’inquiétude, et moins d’acceptation de l’incertitude qu’à l’époque où je grimpais avec d’autres alpinistes, ou quand je regardais comment les guides proposaient des choses.

Et puis dans les stages que j’anime aujourd’hui — j’en ai trois en parallèle — je vois bien les différences. Il y a un stage local dans les Alpes-Maritimes, que j’ai commencé en 2006. Avant ça, en 2005, j’avais démarré avec l’équipe nationale. Et là, depuis deux ans, je m’occupe du groupe féminin FFCAM–ENSA. Donc FFCAM c’est le club alpin, et ENSA l’école des guides.

Et là, sur ce groupe-là… alors là, l’acceptation de l’incertitude, le fait de se lancer… c’est dur. Très dur. Au début, je bossais avec Christophe Moulin, qui était responsable à la FFCAM, j’ai beaucoup appris avec lui. Il a arrêté il y a six ou sept ans. Là, je viens de finir ma deuxième équipe de trois ans.

Et sur la première, j’avais volontairement fait venir quelqu’un pour créer du contraste, quelqu’un que je considère comme dans le très, très haut niveau, mais aussi dans une démarche profondément artistique. Je le dis comme ça : c’est un peu comme Van Gogh. Tu lui retires la peinture, tu le tues. Ben lui, c’est pareil. Tu lui enlèves l’activité montagne, tu l’éteins.

Mais à côté de ça, tu lui demandes de cotiser à la retraite, de fonder une famille, de vivre « normalement », et là, il est très, très handicapé. C’est Enzo Oddo. Il est vraiment hors-norme. J’espère pour lui qu’il évoluera, qu’il découvrira d’autres choses. Mais là, il est encore très loin de ça. Pour beaucoup de jeunes, le monde dans lequel il vit est presque inconcevable.

Et le fait de l’avoir dans le groupe, c’était pour créer un choc. Pour montrer que certains ne cherchent pas simplement une finalité, un but utilitaire. Chez lui, il y a la question du « pourquoi ». Peut-être pas consciente, faudrait lui demander. Mais moi, je le ressens comme ça.

Et donc, l’incertitude… ce mot-là, il est lourd. Il pèse. Parce qu’on est dans une société qui se normalise. Mais cette normalisation, elle vient pas d’un complot. C’est pas Matrix. Enfin… je sais même plus si dans Matrix c’est censé être un petit groupe qui orchestre tout. Je crois pas. Mais bref, c’est pas un plan organisé. C’est plutôt nous, collectivement, qui faisons advenir le monde tel qu’il est.

Et la science, une certaine science en tout cas, elle se construit pour refuser cette incertitude. Mais le chemin de la complexité avance quand même. Et à mon avis, pas mal de désordres viennent de ce refus de l’incertitude.

Quentin : C’est très intéressant ce que tu disais sur le « quoi » et le « pourquoi ». Je pense que cette question du pourquoi, dans l’alpinisme aussi, elle a été peu posée.

Stéphane : Ah, complètement.

Quentin : Avant-hier, je suis retombé sur un vieux texte de Mallory, dans mes archives. Un court article, une dizaine de pages, qu’il a écrit en 1914, dix ans avant sa tentative à l’Everest. C’est là qu’on retrouve sa fameuse réponse : « parce que c’est là », à la question du pourquoi. Mais dans ce texte-là, il est encore tout jeune. Presque adolescent. Il distingue déjà un alpinisme qui chercherait une réalisation esthétique profonde — pas juste un style — mais vraiment quelque chose de l’ordre de la beauté, de la difficulté, du sens. Pas seulement de la conquête, même si à son époque, ça reste central. Et je trouve ça hyper intéressant. J’ai l’impression qu’il y a toujours eu ces deux pôles, même si c’est jamais tout blanc ou tout noir.

Stéphane : Oui, oui. Complètement. Et ce que tu dis, ça me parle beaucoup. Parce que là, tu touches un deuxième mot très fort. Il y a l’incertitude, mais il y a aussi l’implicite.

Quand on parle de pensée analytique — tout à l’heure, on n’enregistrait pas — j’évoquais Aristote, le tiers exclu, les bases logiques… Ce sont des structures implicites, et beaucoup de gens qui sont dans l’analytique n’en ont même pas conscience.

Et dans l’alpinisme aussi, il y a plein d’implicites. Delphine Moraldo, à l’institut Max Weber de Lyon, bosse là-dessus, sur le fair-play. Et ce qu’elle montre, c’est que l’alpinisme a été fondé par des aristocrates, des bourgeois britanniques, dans des logiques de clubs fermés, très élitistes. Pas élitistes au sens de l’excellence, mais au sens de l’exclusion. C’était des milieux très masculins, avec leurs codes.

Et ça, ça a structuré une éthique. Et l’éthique aussi, c’est un mot qu’il faut interroger.

Donc, quand tu parles de Mallory, je pense qu’il percevait ces tensions. Il sentait déjà qu’il y avait là des forces antagonistes : d’un côté des logiques de domination sociale et masculine, de l’autre une quête esthétique, un engagement personnel. Et ça, c’est important aussi dans ta réflexion écologique. Parce que ces aristocrates, en montagne, ils avaient une logique d’économie de moyens. Pas dans les trajets, certes, mais en montagne, oui.

Alors aujourd’hui, un alpinisme comme celui qu’on a vu avec Inoxtag, par exemple — que moi je ne juge pas négativement d’ailleurs — eux, les anciens, ils auraient été extrêmement critiques. Très durs. Parce qu’ils avaient une approche minimaliste, un respect de la montagne, même si ça ne passait pas forcément par une conscience écologique comme on l’entend aujourd’hui.

Mais ce qu’ils portaient, c’était aussi une esthétique. Différente. Et ce que tu dis, je le sens aussi. Mallory perçoit ces contradictions, ces tiraillements, et il ouvre la question du pourquoi.

Et ça, c’est une question de sens. Mais le « pourquoi », c’est vaste. Il peut prendre mille formes.

Moi, j’ai grandi dans un monde de gradation. Et c’est ça aussi, ma difficulté avec la pensée analytique — même si j’y suis encore inscrit, parfois. Elle cherche du binaire : oui/non, vrai/faux. Mais dans le réel, les choses sont souvent entre les deux. Un peu vraies, un peu fausses.

C’est là qu’interviennent les probabilités, l’incertitude, les zones grises.

Moi, j’essaie de chercher, même dans ce qui est négatif, ce qui peut en sortir de bon — même une petite part. Et dans ce qui est positif, ce qu’on oublie de questionner, ce qui pourrait poser problème. Je suis pas né comme ça, mais j’essaie d’avancer vers ce chemin-là.

Un chemin d’équilibre, un chemin de crête. Et ouais… là, on touche à des sujets vraiment profonds.

Mais pour moi, ouais, les deux mots-clés, c’est vraiment l’incertain et l’implicite. Et déjà, si on commence à les aborder frontalement, c’est énorme. C’est très fort.

Mais bon… je crois que je n’ai toujours pas répondu à ta première question : « comment on se projette ? » Alors, comment on se projette ? Ben… on se projette avec tout ce rapport aux angoisses, et surtout à l’implicite.

Parce que l’implicite, c’est tout ce qu’on n’a pas compris, mais qui est là. Et qui structure nos imaginaires, nos façons d’être, nos mondes. C’est très structurant. C’est vraiment ça que je veux dire quand je parle d’implicite.

Et donc, on se projette… ou pas. On se dit : « on verra bien quand ça viendra ». Moi, j’ai un côté un peu naïf. J’essaie à la fois de me poser des questions, de voir les paradoxes, les contradictions… et en même temps, de prendre les choses comme elles viennent. Je pense que ça dépend des moments : il y a des temps pour réfléchir, et des temps pour agir.

Et bon, la neige… on sait qu’il y en aura moins. On sera plus haut. Ça, c’est admis. Mais alors, on peut aussi aller chercher des endroits plus élevés, dans d’autres pays, où il y en aura peut-être encore, plus longtemps. Mais là, ça pose plein d’autres problèmes : trouver du temps disponible, que ce soit pour des clients ou des pratiquants autonomes. Il y a l’argent. Il faut s’entraîner pour le projet. Et puis il y a le rapport à l’écologie : certains refusent catégoriquement de prendre l’avion, d’autres l’acceptent mais continuent en ayant conscience du paradoxe.

Et moi, je dis ça sans aucun jugement. Parce qu’en caricaturant un peu, je suis plutôt dans cette posture-là. Ou alors je fais quelques sacrifices, mais avec toute une gradation possible. Jusqu’à ceux qui refusent totalement l’avion. Mais là, ça a des conséquences : ça prend du temps, ça coûte, ça devient une équation difficile économiquement.

Et ce qu’on observe, comme tu l’as très justement dit, c’est que tout est instable. Aussi bien localement — dans l’espace — que dans le temps. Même sur une seule saison. D’une année à l’autre, tout peut changer.

Et dans un petit massif comme le nôtre, ceux qui ont un peu de recul l’ont compris, ou bien le sentent sans même le formuler. La neige bouge très vite. Et pour avoir « la bonne neige », ça dépend aussi de ce qu’on recherche. Est-ce que le ski est juste un moyen de déplacement ? Alors la neige, on la prend comme elle est. Ou est-ce qu’on cherche une vraie qualité à la descente ? Là, c’est une autre histoire. C’est à la marge. Et ça se joue à presque rien.

Et quand c’est de la neige de printemps, ok, tu peux l’anticiper un peu plus. Mais si tu cherches la poudre, là, il faut être hyper réactif. Et il y a un truc qu’on oublie souvent : le vent. On parle température, précipitations… mais le vent a changé. Il est plus fort, plus concentré. Il y a des tempêtes. L’anémomètre de l’aiguille du Midi, il s’est fait arracher. Il tenait jusqu’à 270 km/h.

Mais c’est très local. Très ponctuel. Donc ouais, les régimes météo, les flux ont changé. Tout devient plus incertain. Et paradoxalement, on accepte de moins en moins cette incertitude.

Et en même temps, les implicites, eux, commencent à se dévoiler. Nous, on travaille là-dessus avec mon ami, mais c’est aussi ce que tu fais, toi, dans ta recherche. Les implicites se dévoilent.

Moi, je le vois à l’échelle de ma génération. Et pour moi, la pédagogie, c’est justement ça : lever le voile sur les implicites. Expliquer, rendre visible. Et on a de plus en plus accès à des savoirs, à des outils pour les transmettre. La pédagogie progresse.

Et pour revenir à la pratique, la neige, oui. Alors je suis biaisé, parce que je skie très peu. Juste en famille, pour le plaisir, pour que les enfants sachent aussi — avec un petit objectif pédagogique.

Comme guide, en ski de rando, si je fais sept journées dans l’année, c’est déjà beaucoup. Donc c’est rien. Là, je travaille aussi avec d’autres guides. Je retravaille à l’école des guides, mais sur le recyclage des anciens.

Et eux, ouais, un guide « moyen », il fait peut-être 60 % de ses journées sur les skis. C’est une moyenne, bien sûr, mais ça dit quelque chose. Moi, je suis pas représentatif.

Mais je comprends que pour ceux qui sont là-dedans, ça crée plus d’inquiétude. Moi, mon fond de commerce, entre guillemets, c’est la formation, l’alpinisme traditionnel. Monter des tas de cailloux, quoi.

Et tant qu’il y aura des gens qui auront envie de monter sur des tas de cailloux, nous, on aura notre place. Il y aura toujours des aventuriers qui iront tout seuls. Ils sont souvent critiqués, dans les médias, quand ça tourne mal. On les traite d’inconscients, « ils montent en short ». Mais derrière ça, il y a tout un rapport à la société. Une petite phrase comme ça, elle a des conséquences énormes. Très lourdes.

Et là où moi, je suis plus impacté, c’est sur la glace. Cascade de glace, et aussi le mixte. Mais rien que la cascade, déjà, c’est compliqué.

Parce que là, on est proche de la neige. Et nous, dans notre massif, dans des coins comme Saint-Dalmas-le-Selvage ou le vallon de Gialorgues, on avait deux cascades de glace. Quand on a lancé le bureau des guides, vers 2008–2009, il y avait eu de gros hivers. C’était super : de la glace, de la neige partout.

Et dès qu’il y avait de la neige, paf ! Ça créait un engouement. Les gens voulaient sortir. Il y avait une vraie envie. Mais cet hiver… zéro glace. Rien. On n’a pas pu faire grimper un seul client. Il n’y avait rien de formé. Juste un peu, mais pas assez pour grimper. C’était mort.

Et ça, ça me touche directement. Pas juste professionnellement, mais aussi personnellement. Parce que j’aime ça, grimper sur la glace. Alors un hiver sans glace… c’est rude.

Et donc, sur ces deux activités — la neige et la glace — la cascade de glace en particulier, en fond de vallée… là, oui, il faut être opportuniste, prêt à se déplacer, à saisir les conditions quand elles sont là. Mais après, chacun fait avec sa vie personnelle, professionnelle, familiale. Et dès qu’il s’agit de se déplacer, il y a aussi tout le questionnement autour de son impact, de son bilan carbone.

Peut-être qu’on peut voyager en mobilité douce… mais ça prend plus de temps. C’est moins direct, moins efficace. Et si tu veux vraiment être là au bon moment, sur une courte fenêtre, c’est plus compliqué.

Et alors, le mixte…

Le mixte, c’est encore beaucoup plus complexe. Et à mon avis, il y a un regard beaucoup moins dark à avoir. Parce que, déjà, on ne comprend pas bien l'alchimie, la manière dont ça se forme. Ce n’est pas du tout la même logique physique que pour la glace.

La cascade de glace, en fond de vallée, c’est assez simple : il y a de l’eau, il fait froid, ça gèle. Mais en montagne, c’est pas ça du tout. Il y a beaucoup plus de paramètres.

Là-haut, il n’y a pas d’eau qui coule. En fait, c’est de la neige. Une neige à une certaine température. Il ne faut pas qu’elle soit trop froide — sinon elle ne colle pas. Si elle est trop chaude, c’est trop de l’eau, et là non plus ça ne marche pas.

Et en plus, il faut que la température tienne. Que derrière, ça fige. Que ça reste. Et là, on peut avoir ce qu’on appelle des plaquages. Des zones où il y a un peu plus d’écoulement, et à force, ça peut former de la glace.

Mais s’il fait chaud, que ça commence à couler, ça a plutôt tendance à détruire, surtout en montagne. Et à l’inverse, s’il fait trop froid, ben ça ne marche pas non plus.

Donc la chaleur, paradoxalement, elle peut aider. Elle va produire une sorte de pâte de neige, qui colle. Et ensuite, c’est de l’écoulement. Et c’est ça qui va former les plaquages.

Mais alors, il y a aussi le vent. Le vent est très destructeur. Avec des effets de sublimation que moi, je ne comprends pas bien — je ne sais pas si d’autres les comprennent. Mais le résultat, ça je le connais : le vent, il défonce tout.

Et puis, les phénomènes climatiques changent. Il y a encore des coups de froid, mais ils sont plus courts. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de froid. Des fois, on a un coup de froid, et là, des lignes apparaissent.

Des lignes qu’on n’avait jamais vues. Qui n’existaient pas. Ou très rarement. C’est localisé. Parfois improbable.

Je pense à ce qui s’est passé au Pisbadil, vers le lac Majeur, il y a cinq ans je crois. Des plaquages complètement improbables se sont formés, des trucs de malades. Et ils ont été gravis. On n’avait jamais entendu parler de trucs comme ça.

Et puis ici, à la Cougourde, entre 2014 et 2017, il y a eu Antoine Roll. Il a été très bon — c’était lui le penseur du truc, même s’il n’était pas tout seul. Il a gravi des lignes pas entièrement en plaquage, il y avait un peu de dry-tooling.

Mais c’est lié à l’évolution des pratiques aussi. Le matériel a changé. Et ça, c’est marrant : on ne sait jamais si c’est la poule qui fait l’œuf ou l’œuf qui fait la poule.

Mais ça a permis d’envisager des lignes que les générations précédentes n’auraient même pas regardées. À l’époque, ils évitaient plutôt la neige et la glace. Ils n’avaient pas les outils.

Aujourd’hui, c’est presque plus dur, quand il fait froid, de faire du rocher pur que de la glace. La glace, c’est incertain, c’est plus dangereux — mais techniquement, pour grimper, c’est parfois plus facile.

Et donc, tout ça se mêle. C’est un mélange. Et pour moi, le regard complètement dark sur le mixte, il est encore faux. Peut-être qu’il sera vrai dans quelques années, mais pas maintenant.

Les conditions pour des grandes voies de mixte ont toujours été complexes. C’est pas nouveau.

Alors oui, sur les Droites, ou les Jorasses, on les voit moins souvent. Oui. On les voit moins souvent.

Mais si tu acceptes de bouger, de pas rester fixé sur une montagne, il y a toujours quelque chose qui se passe. Toujours.

Quentin : Donc c’est plus restreint, mais pas forcément fini ?

Stéphane : Oui, voilà. C’est plus restreint, c’est plus relatif. Mais il y a quand même une dégradation, oui. C’est sûr.

Mais elle est nuancée. On peut encore faire des choses.

Et ce qui est intéressant aussi, comme tu le dis, c’est que le matériel le permet. Ça, c’est fou. Franchement.

Et c’est là où je veux en venir : c’est que si on reste bloqué dans un regard trop sombre — ce que j’appelle le « regard dark » — on ne va pas vers la créativité.

Et pour moi, c’est ça qui est important. Si on reste prisonnier de ce regard-là, on se ferme.

Alors qu’avec un regard créatif — et c’est pour ça que je cite Antoine Rôle — on invente. Moi, je guettais déjà ça à l’époque, quand j’étais objecteur de conscience au CAF de Nice. C’était en 93, 94, 95. On faisait 24 mois au lieu de 12, c’était étalé.

Je bossais avec Paul Martin, un gardien de refuge. Il avait construit le refuge lui-même. Il avait plus de 75 ans à l’époque, une patate incroyable. Il avait été garde au parc, passionné de montagne et de nature. Un observateur.

Je lui avais demandé : « Tu l’as déjà vue cette face-là ? » Parce que le mixte, ça commençait. Il y avait déjà une génération juste avant moi — Béraud, Jean Gounan — qui faisait du mixte dans le Mercantour. Et ailleurs aussi : en Écosse, ça avait déjà commencé.

Et Paul m’avait dit : « Non. Je crois pas. » Ou alors ça lui avait échappé. Parce que les choses, des fois, elles y sont. Mais on ne les voit pas.

Et ça, c’est lié au regard qu’on porte.

Et moi, parfois, je suis un peu trop là-dedans. J’ai tendance à minimiser le discours dark. Mais les choses changent, oui. Il y a des trucs qu’on ne peut plus faire comme avant.

Mais il y a encore des choses à inventer. Sinon, tu remballe le sac et tu fais autre chose.

Quentin : Oui, complètement. L'évolution des pratiques et l'évolution du matériel - une évolution technique en fait, a permi d'inventer de nouveaux gestes aussi. D'amener de nouveaux imaginaires : l'escalade en dalle par exemple, avec les perfos. J'aime bien parler d'esthétique, de nouvelles esthétiques qui sont liées à la technologie, tu vois.

Stéphane : Ah oui, complètement. C’est tout l’intérêt de ton travail, d’ailleurs. Mettre en valeur les dimensions créatives, esthétiques… Et ça me fait penser à un truc que tu disais tout à l’heure…

Oui, voilà : on est quand même très aveuglés par ce qui brille. Et ce qui brille, aujourd’hui, c’est la performance. La performance technique. Et ça a tendance — sauf pour ceux qui prennent du recul — à écraser complètement la dimension créatrice.

Quentin : Oui, clairement. Et ça se retrouve aussi dans tout un imaginaire de la montagne. Un imaginaire qui vient presque directement des premiers Anglais à Chamonix. J’ai beaucoup étudié l’iconographie des Alpes, et ce qu’on voit dans les représentations classiques, romantiques, c’est cette figure du héros romantique : celui qui va en montagne, qui se surpasse, qui devient assez fort pour affronter une nature elle-même puissante, sublime. C'est un peu l'héritage de la "compétition" actuelle.

Et cet imaginaire, il est encore présent, aujourd’hui, dans certaines formes de tourisme. L’image du grand glacier, de la grande montagne, et de l’homme qui s’élève jusqu’au sommet par sa force, sa performance. Alors même que, avec la dégradation du permafrost, les écroulements, on voit bien que la montagne n’est plus cette entité immuable. Elle devient instable, elle se transforme — elle devient une ruine.

Et ce qui est intéressant, c’est que la ruine était omniprésente dans certaines images romantiques, mais c'était une ruine humaine, pas une ruine de la nature. Et aujourd’hui, on y est confronté, physiquement, matériellement à cette idée de nature qui se délite. On vit cette ruine.

Stéphane : Ah oui, complètement. Je trouve ça très juste, cette idée de la montagne comme ruine, une inversion. Et aujourd’hui, effectivement, on voit bien que ce modèle du héros conquérant, du surhomme face à la montagne, il résiste encore. Il est là, dans le tourisme, dans les représentations, dans les attentes.

Mais comme tu le dis, c’est un modèle qui est en train de se déconstruire, presque de lui-même, sous la pression des réalités physiques, écologiques.

Et là-dessus, ouais, je pense qu’Inoxtag joue un rôle.

Quentin : Ah oui ?

Stéphane : Oui, il fait face à ça, en tout cas, une déconstruction. Parce que pour moi, le courant romantique, au-delà de la montagne ou de l’alpinisme, c’est avant tout l’exacerbation du moi, de l’individu. Et Inoxtag, lui, il fait exactement l’inverse. Il part en montagne pour vivre une expérience — ça, c’est commun — mais ensuite, il la ramène vers le collectif.

Quentin : Oui, tu avais insisté sur l’idée que l’imaginaire restait collectif, même si la recherche, elle, était individuelle.

Stéphane : Exactement. Dans le romantisme, c’est une quête très individuelle. Alors que là, lui, il va vivre quelque chose pour se transformer — c’est un mot très important pour moi, « transformer » — et ensuite il dit : sortez de vos tablettes, vivez des choses, transformez-vous. Et dans ce sens-là, oui, je pense qu’il est très important dans le processus de déconstruction.

Quentin : Avec toutes les nuances que tu posais.

Stéphane : Voilà. Moi, je ne me suis pas inscrit comme alpiniste dans ce qu’il a fait — ça ne m’intéresse pas du tout. Mais je respecte profondément la démarche dans laquelle il s’inscrit. Et les polémiques qu’il y a eues… moi je trouve ça bien, au contraire.

J’avais peur, au départ, que ce soit juste une mise en scène stéréotypée de la performance. Et là, on aurait eu droit à un leader de meute qui revient dire à ses suiveurs : regardez comme je suis le meilleur. Mais non. Il y a une vraie rupture avec ça.

Quentin : Et tu disais que ça t’aidait aussi à comprendre ce que je fais.

Stéphane : Oui, c’est de mieux en mieux clair pour moi. Tu travailles la relation entre le fond et la forme. Et la forme, elle est fondamentale.

Tu sais, quelqu’un qui a beaucoup travaillé là-dessus d’un point de vue philosophique, c’est Barbara Cassin. Elle est à l’Académie française. Philologue, philosophe. Moi je l’ai surtout écoutée, pas tellement lue, mais elle a été importante pour moi.

Parce que j’étais trop construit par le fond. Et ça commençait à se fissurer en moi. Elle, elle m’a vraiment éclairé sur ça : le sophisme, le rapport à Platon, à la structure, à la forme…

Quentin : Et tu disais que tu avais quelques désaccords.

Stéphane : Oui. Deux choses. La première, c’est que je sens trop son positionnement politique. Et ça me gêne. Et puis, elle essaie de construire une pensée qui est complètement arreligieuse. Moi, je suis agnostique, mais je suis très influencé par des penseurs croyants, ancrés dans les traditions religieuses. Et je pense qu’elle gagnerait en puissance si elle s’appuyait sur ces traditions-là, au lieu de vouloir faire sans.

Mais bon… le reste, c’est du très très haut niveau. C’est un puits de science. Elle est philologue, donc elle peut analyser un mot dans dix langues. Elle a fait un dictionnaire des intraduisibles. Un rapport au monde très ouvert.

Quentin : Oui, la langue, c’est aussi une manière d’ouvrir.

Stéphane : Exactement. J’ai un ami qui a lu Korzybski, tu sais, le père de la sémantique générale, « la carte n’est pas le territoire » — 1937.

On est allés un peu du côté de Chomsky aussi, mais lui, comme Barbara Cassin, il me gêne à cause de sa posture politique. Il va trop loin.

Quentin : Mais pour d’autres, c’est justement ça qui est précieux.

Stéphane : Oui, bien sûr. J’ai des potes qui adorent. Parce qu’il va au bout. Comme Ludo Hanel, que tu citais : il va au bout, ça plaît ou ça ne plaît pas. Bourdieu faisait ça aussi. Mais ça me dérangeait moins chez Bourdieu. Il disait que c’était son devoir d’entrer dans le débat public, et il le faisait d’une manière qui me paraissait moins partisane.

Ou alors c’est moi qui ai changé… Ou bien c’est une question d’époque. À l’époque des postmodernes, tout était plus clivé. Tu étais à gauche, tu combattais les méchants de droite. Aujourd’hui, c’est plus entremêlé.

Quentin : Oui, clairement.

Stéphane : Et puis tu disais « transformer »… Ça, c’est vraiment fondamental. La transformation, c’est le chemin.

C’est Olivier qui m’a vraiment éclairé là-dessus. Il a su le formuler. Moi, je le vivais, mais lui, il l’a pensé. Il distingue deux voies : celle de l’hédonisme — le plaisir immédiat — et celle de l’aboutissement. Il y a un mot : démonisme. C’est la voie du guerrier, au sens spirituel.

Dans l’Islam, par exemple, il y a le grand djihad, c’est-à-dire l’effort intérieur, l’effort sur soi. L’inverse du petit djihad, celui du terrorisme, qui cherche des causes extérieures.

Là, on est sur un travail sur l’ego. Une éthique du réel.

Quentin : Et on retrouve ça ailleurs ?

Stéphane : Oui, bien sûr. Le Tao Te Ching de Lao Tseu, par exemple. Le Livre de la Voie et de la Vertu. C’est le chemin. Et ce chemin, c’est : comment on supporte le réel ?

Il y a une voie qui passe par la souffrance. Le mot « souffrir », tu vois, en français, ça veut dire « supporter ». On dit bien : « je ne peux plus le souffrir ». Et cette capacité à supporter, à endurer, c’est ça, la transformation. Une traversée. Vers quelque chose. Vers un objectif, qu’on connaît… ou pas. Mais toujours : transformer l’ego. Se transformer.

Stéphane : Alors que, dans la voie hédonique du plaisir immédiat, il y a moins ce souci de transformation.

Quentin : Oui, c’est vraiment vivre l’instant présent, profiter.

Stéphane : Voilà. Moi, je le dis comme ça aussi parce que je suis plus construit par l’autre voie. Mais il y a sans doute des processus de transformation dans la voie hédonique — simplement, ils m’échappent davantage.

Et si on pense à la montagne, à l’alpinisme… tout ce qui relève de la voie hédonique, ça se retrouve davantage dans les pratiques de glisse. Très clairement. Alors que la voie de l’aboutissement, c’est plus lié à l’alpinisme traditionnel. C’est une autre temporalité.

Quentin : Peut-être aussi une inscription plus durable, non ?

Stéphane : Oui… mais pas toujours. En tout cas, ce que je ressens, c’est que les processus de transformation sont souvent associés à la durée.

C’est pour ça que, tout à l’heure, quand j’ai vu apparaître le mot "espace-temps" dans ton travail, ça m’a vraiment interpellé. Je n’ai pas voulu t’interrompre, mais voilà — on travaille beaucoup là-dessus aussi.

Il y a tout un entrelacement d’espace et de temps, qui traverse les voies, les logiques, l’analytique… Et moi, là-dessus, je suis encore en cheminement. Il faudrait vraiment que je me pose pour clarifier, mettre en ordre. Comment ça s’articule : qu’est-ce qui est plus lié à l’espace ? Qu’est-ce qui est plus lié au temps ? Voilà.

Quentin : Tu y penses quand tu es en montagne ?

Stéphane : Ça dépend du rôle dans lequel je suis. En tant qu’alpiniste ? Oui, oui… mais j’y suis de moins en moins, en tant qu’alpiniste. La montagne pour moi tout seul, avec un alter ego… j’en fais plus vraiment.

Je me dis parfois que je vais m’y remettre, mais d’autres choses prennent le dessus. En ce moment, ce qui compte vraiment, c’est notre fils aîné. Il est à une étape importante, et pour moi, c’est prioritaire d’être là, disponible, pour qu’il entre dans la vie avec les meilleurs outils possibles.

L’autre grand projet, c’est ce livre que j’écris avec un ami depuis sept ans. Là, on est sur le dernier manuscrit, ou presque. Il y en aura peut-être d’autres, on verra si on trouve un éditeur. Mais c’est un projet fort.

Après… il y a ma femme aussi. On est ensemble depuis 28 ans. C’est un socle. Je ne veux pas le dire comme ça, mais c’est la réalité : c’est ce qui permet de construire le reste par-dessus.

Donc voilà : la montagne avec des amis, non. Est-ce que j’en ai encore envie, au fond ? Moins qu’à l’époque où je me construisais à travers la montagne.

Quentin : Et aujourd’hui, quand tu es en montagne avec des stagiaires ?

Stéphane : C’est très différent. Parce que quand j’étais en construction, il n’y avait que l’objectif. Faire le plus dur possible, à mon niveau.

J’étais dans une logique très individualiste, mais quand même dans une dynamique de cordée. Et je voyais rien d’autre. Rien.

Je le vois bien quand je repense aux expéditions. On était au Pérou ce printemps — ma quatrième fois. Je voyais rien. Les gens, à peine. Quelques bons échanges, mais globalement, je ne voyais rien. Je ne savais même pas où était la cordillère. Rien à foutre. Ce qui comptait, c’était la voie la plus dure qu’on voulait faire.

On y est retournés après un échec. Deux fois de suite. Je comprenais rien. Mort de rire. Aujourd’hui, je regarde les montagnes. On a même écrit un topo de randonnée. Je les vois autrement. Je suis différent aussi.

Est-ce que j’utilise consciemment tout ça ? Je ne sais pas.

Quentin : Mais dans ton rôle de guide ?

Stéphane : Ah, là oui. Là, je vois. Hier, par exemple, j’étais avec une stagiaire — les autres avaient refusé ce que j’avais proposé.

J’étais fatigué, j’avais donné beaucoup la veille. Et là, je vois clairement pourquoi elle refuse, pourquoi moi je n’en fais pas plus. Parce que c’est mon ego qui le prend mal. Parce que j’ai plus l’énergie. Parce que je manque de temps. Plein de raisons. Plus ou moins bonnes.

Mais je le vois. Et je vois comment elles, elles sont aussi limitées par leurs egos. Avant, je ne voyais pas. J’étais dans la grande gueule, le mec qui tape dans les murs — ça ne marchait jamais. Maintenant, je bascule plutôt dans le silence. J’espère grandir, trouver des moyens de dire sans frapper.

Ouvrir les consciences… et aussi, laisser faire. Parce qu’il y en a, je n’y arrive pas. Des filles, là en l’occurrence, mais c’est pareil avec des gars. Il y a des différences, des particularités entre hommes et femmes. Ce sont des sujets sensibles. Et je comprends pourquoi.

Mais oui… comment j’utilise ça dans l’acte de grimper ? C’est pas forcément conscient.

Quentin : Mais tu disais : on est le produit d’une histoire, d’une expérience…

Stéphane : Oui, exactement. Et cette expérience me construit. Donc forcément, je vois les choses autrement. Mais la transformation, comme tu disais, elle passe aussi par la prise de risque. Et elle dépasse l’individu.

Aujourd’hui, dans mon rôle de guide, dans la formation, j’ai vraiment conscience de ça : on est tous interconnectés. Je l’avais déjà compris depuis longtemps. Mais maintenant, on essaie de le ramener dans le monde.

Quentin : Oui, c’est ce que vous faites avec Olivier ?

Stéphane : C’est ça. Ramener la part créative, la part artistique, dans la part normée de la société. Dire quelque chose. Partager. C’est ce cheminement-là. Et ça m’habite.

Je crois que ça m’habitait depuis longtemps, mais j’étais pas prêt. Il fallait que je me construise. J’avais pas les outils, ni intellectuellement, ni autrement.

Quentin : Et ce livre avec Olivier, c’est quoi ?

Stéphane : Olivier Morisot. On est de la même génération. Lui, il est en dehors de tout champ académique maintenant. Il a une thèse à l’école des Mines, en thermodynamique. Une bonne thèse, je pense. Puis il a travaillé dans l’industrie.

C’est un processus. Pour moi, ce livre est déjà très important. Si on le mène à terme, ce sera vraiment quelque chose de fort.

Mais on a aussi cette question de la forme finale. L’objet. Est-ce que ce sera un livre, une visio, une thèse ? C’est comme pour notre topo de rando : on se demandait ce que serait "l’objet". Et finalement, ce qui compte le plus, c’est peut-être tout le cheminement.

Même si, bon, c’est vrai, l’objet flatte un peu. Tu peux le poser dans l’armoire. Dire : on l’a fait.

Quentin : Et ce travail avec Olivier, il a évolué comment ?

Stéphane : Il y a eu plein de phases. Au début, je ne comprenais pas ce qu’il voulait faire. Et lui non plus, peut-être.

Il parle souvent des quatre cases : le quoi, le qui, le comment, le pourquoi. Moi, je passe par les trois premiers pour arriver au quatrième. Et les pourquoi, ils s’élargissent au fur et à mesure. Le pourquoi du pourquoi… il y a des niveaux. Ce n’est jamais tout blanc ou tout noir.

Mais tu vois, ça pose quand même une vraie difficulté, le fait qu’Olivier ne soit pas dans une position académique. À un moment donné, pour faire avancer ses idées, il faut rentrer en contact avec des gens — et là, ça coince. Je l’ai beaucoup poussé à le faire, et il y a eu quelques échanges, assez récents d’ailleurs. Il y a eu deux mathématiciens : une mathématicienne absolument brillante, qui a répondu, et un autre, moins connu, mais du genre outsider planqué, tu vois… Lui, je pense qu’il a capté deux-trois trucs importants. Et puis il y a eu des physiciens. Il y a eu un échange intéressant avec un super physicien, mais dès qu’on retombe sur le monde analytique pur… butée totale. Ça ne passe pas. Et parfois, c’est violent.

Une fois, il a contacté un astrophysicien — d’origine italienne, basé au labo de Nice. C’est un copain qui m’avait mis sur sa piste, en me disant : « Celui-là, il a mangé une fracule. » Alors on a tenté. Mais Olivier, il l’a contacté d’une manière qui, pour moi, n’était pas la bonne. Trop masquée, pas assez claire. Résultat : réponse du gars, un peu en abus d’autorité. Pas frontalement, mais ça puait un peu l’arrogance.

Et alors Olivier… il a pété un plomb. On s’est limite engueulés. Deux heures à débriefer. Au début, il voulait même pas répondre — il me disait qu’il fallait laisser tomber, que le gars comprenait rien. Je lui disais : « OK, mais il faut au moins que tu le recadres avec forme. » Il m’a dit : « Je vais le faire. » Et là, il a envoyé un mail… il l’a dégommé. Plus aucune chance d’échange. Silence radio derrière.

Bon, ça a permis d’en reparler. Et je pense qu’il a compris des choses. En tout cas, j’espère. Parce que moi, j’essaie de le préparer à ça aussi, vu que j’ai un peu d’avance — avec toutes les histoires que j’ai racontées sur la montagne, toutes ces années de pratique. Je suis parti de très bas, hein. Très mauvais. Donc je suis pas devenu excellent, mais au moins moins mauvais. Et ce cheminement-là, je le vois bien en lien avec l’ego.

Quand une question te déstabilise, si ton ego est aux commandes, tu réponds mal. Tu rejettes, tu claques la porte. Alors qu’en fait, il faut faire l’effort inverse : se demander d’où vient la question, d’où parle l’autre, pourquoi ça nous bouscule. Et peut-être que, même si c’est maladroit ou dur à entendre, il y a quelque chose à creuser.

C’est lui, Olivier, qui m’a appris ça à la base. Mais sur ce coup-là, il n’a pas réussi à l’appliquer. Pourtant, ça fait deux ans qu’on s’entraîne là-dessus. Là, c’était sur une question technique, très concrète de physique : la rotation synchrone de la Lune.

Quentin : Oui, c’est la rotation de la Lune sur elle-même, qui fait qu’on voit toujours la même face, c’est ça ?

Stéphane : Voilà. Donc, ce qu’on apprend à l’école — que ma fille en CM2 a appris — c’est que la Lune tourne sur elle-même exactement au même rythme qu’elle tourne autour de la Terre. Sauf que, selon Olivier, c’est faux. Ou plutôt : c’est une vérité dans un modèle euclidien. Mais si tu acceptes la relativité générale, que l’espace-temps est courbé… alors la Lune n’a pas besoin de tourner sur elle-même. Elle va tout droit — tout en tournant autour de la Terre.

Quentin : Ah oui, j’avais jamais vu ça comme ça…

Stéphane : Eh ben voilà. Et là-dessus, Olivier a envoyé un mail en mode : « Mais vous, les astrophysiciens, vous êtes encore coincés là-dessus ? » Le gars a pris ça comme une attaque en règle. Il a lu le message, et terminé. Plus jamais de réponse.

Mais c’est dommage. Parce que c’était une vraie proposition, un vrai débat possible. Et tout s’est fermé à cause d’un échange raté. Alors que dans d’autres cas, il a eu de vrais contacts intéressants — des physiciens qui l’ont aidé à creuser certains points. À mieux comprendre des trucs profonds, notamment sur la question de l’implicite, tu vois ?

Et là, on arrive à la physique quantique. Et à tout ce que ça implique.

Et tu vois, ce qui est marrant, c’est qu’en 1935 — je crois que c’était 1935 — il y a eu un congrès Solvay, juste avant la Seconde Guerre mondiale, qui a presque été un point de départ pour Olivier. Les congrès Solvay, c’est pas tous les ans. Ce sont des événements majeurs dans l’histoire des sciences, organisés par ce mécène belge, Solvay — le même dont le nom est sur la cabane du Cervin, voie normale suisse. Tu vois, encore un lien avec la montagne.

Et à ce congrès-là, il y a eu un débat énorme, hyper houleux, entre deux camps. D’un côté, Niels Bohr et Heisenberg. De l’autre, Einstein et Schrödinger. Le sujet : la physique quantique. Est-ce qu’elle est réelle ou non réelle ? Causale ou non causale ? Locale ou non locale ?

Et au final, ce sont Bohr et Heisenberg qui ont imposé leur vision. Pour eux, la physique quantique est non réelle — c’est-à-dire que les résultats qu’elle produit ne décrivent pas la réalité, mais seulement des probabilités. C’est un postulat. Un choix. Et ça, pour nous, ça dit beaucoup. Parce que l’implicite — ce qu’on choisit de ne pas dire, de ne pas formuler — ça structure toute la pensée.

Quentin : Et ce choix, il oriente toute l’interprétation du réel.

Stéphane : Exactement. Et tu vois, il y avait quand même du monde en face : Einstein, Schrödinger, c’est pas rien. Et puis plus tard, un type comme David Bohm, aux États-Unis, a repris toute cette question à nouveaux frais. Lui, il défendait une physique quantique qui pourrait être réelle, mais peut-être non locale, ou non causale — ça dépasse mes compétences, mais c’est passionnant.

Et ce mec-là… il a été complètement ostracisé. À une autre époque, il aurait été littéralement lynché. Aujourd’hui, c’est symbolique, mais c’est tout aussi violent. Il a quand même réussi à entrer en contact avec un physicien français, Gondran — le père, pas le fils. Ils ont échangé. Et Gondran a écrit un livre avec son fils : Et si Einstein avait raison ?

C’est ça qu’ils explorent. Une autre physique, qui n’est pas fondée sur le postulat initial de Bohr et Heisenberg. Une physique qui redonne une place à la réalité, sans rester enfermée dans un analytisme rigide.

Nous, on passe notre temps à regarder des conférences là-dessus. Et parfois, il y a des trucs qui t’interpellent. En Suisse, par exemple, où le cadre est peut-être un peu moins verrouillé que chez nous. En France, tu as la République, le format républicain, qui produit des choses formidables… mais qui formate aussi. Qui bloque.

Et même en Suisse, récemment, dans une conférence post-Covid, le doyen de la fac de physique de Genève, ou en tout cas un type haut placé, a dit : « Si ça ne vous convient pas, changez d’univers. » Tu vois le niveau de fermeture.

Quentin : Oui, c’est glaçant. C’est un refus total d’autres hypothèses, alors que toute l’histoire de la science, c’est d’ouvrir des possibles.

Stéphane : Exactement. Et moi, ça me fait penser à toutes ces théories récentes, les multivers, Aurélien Barrau, etc. Je t’avoue que j’y comprends pas grand-chose, hein. Tous les tenants et les aboutissants, c’est pas pour moi. Mais Olivier, lui, il est sur autre chose encore. Pas dans l’expérimental, mais dans le croisement des savoirs. C’est presque une philosophie des sciences. Mais qui va dans le dur.

Parce qu’à partir du moment où tu modèles les concepts autrement, tu ouvres d’autres mondes possibles. Et c’est là que ça devient passionnant.

Quentin : Et du coup, pour revenir à quelque chose de plus concret : comment tu projettes l’évolution des pratiques, justement ?

Stéphane : Moi, à titre individuel, je suis pas particulièrement inquiet. Bon, il y a toujours un petit fond d’inquiétude, bien sûr, mais les signaux vont plutôt dans le bon sens.

Les gens ont envie de nature. Ils ont envie de se confronter à des choses. Certains vont chercher la performance, d’autres la contemplation. Et les montagnes, elles sont là. Il y aura toujours des montagnes à gravir.

Après, est-ce que l’alpinisme va devenir plus marginal ? Peut-être. C’est vrai que certains imaginent une réduction. Comme si, avec la dégradation des conditions, ça allait forcément disparaître. Mais moi, je pense pas. Pas complètement. Peut-être que ça changera. Peut-être que certaines formes vont s’effondrer. Mais ça ne disparaîtra pas. Ça se redéfinira.

Après au niveau de l'angoisse c'est autre chose, ça se joue peut-être géographiquement aussi... La capitale mondiale de l'alpinisme pour moi, c'est ma réalité, c'est Chamonix. Sans hésiter. Pour les collègues qui sont là tous les jours, qui vivent le massif au quotidien, oui, la dégradation, c’est une réalité brute. Moi, je la vis pas, en tout cas plus comme eux. J’y suis de façon ponctuelle, beaucoup moins qu’avant. Alors, je comprends leur désarroi, bien sûr… mais moi, ce qui m’intéresse, presque — pour le dire de façon caricaturale — c’est de nier cette réalité-là pour imposer la mienne. Celle de créer un monde qui m’intéresse. Parce que c’est ça, moi, qui m’anime.

Quentin : Oui… Et tu vois, c’est drôle, mais au tout début de ma recherche, je suis parti 15 jours à Ouessant. Tu sais, l’île tout à l’ouest du Finistère, à une heure en bateau de la pointe de Saint-Mathieu. Et là-bas, t’as énormément de roches granitiques, magnifiques. Pas du tout grimpées. Mais j’ai senti… ça se prêterait vraiment à une belle escalade, tu vois ? Un granit hyper compact. Et je me disais : peut-être qu’on peut imaginer sérieusement une forme d’alpinisme dans ces espaces-là aussi. Que c’est la pratique, en fait, qui se déplace.

Stéphane : Ah mais oui ! Exactement. Moi aussi j’ai beaucoup travaillé là-dessus. Et même, sans doute, j’ai commencé par ça : comment on définit l’alpinisme ? Jusqu’où il va ? Et là, on revient au mot-clé : l’incertitude. L’alpinisme, c’est se confronter à de l’incertitude. Et c’est là que le slogan de Petzl, tu sais c’est quoi ? Je trouve qu’il est fabuleux. Et pourtant je suis même pas équipé par eux. C’est : Access the inaccessible.

Quentin : Oui, je vois.

Stéphane : L’inaccessible, parce qu’il est incertain. Et c’est ça qui m’importe. Et tu vois, l’alpinisme, contrairement à l’escalade, c’est pas normé. Pas sécurisé. Il y a cette part d’inconnu, de flottement, de précarité… Alors, ça, très concrètement, dans les deux jours que je viens de passer — c’est mes maîtres mots. Quand je construis mes séances, c’est toujours ça : incertitude et inaccessibilité. Je commence toujours de manière égalitaire : je présente les choses pareil à tous mes stagiaires. Mais ensuite, attention, je personnalise. Je propose pas la même chose à chacun. C’est pas seulement le niveau technique. C’est comment je ressens les gens, leur capacité à cheminer vers cet incertain, cet inaccessible — qui pour moi définit l’alpinisme. Que tu sois au Mont-Blanc ou à Ouessant.

Quentin : Oui…

Stéphane : Mais ça, c’est dur à transmettre. Alors j’essaye de le leur dire. Mais c’est délicat, parce que… Il y a une vraie difficulté. C’est que certains, quand tu leur fais sentir qu’ils sont pas encore dans ce bon cheminement-là, que certaines choses chez eux sont pas intégrées… ils vont dans l’alpinisme en réaction. Et là, c’est dangereux. Parce que c’est de la rébellion. Pas une démarche construite. Et là, moi, ma responsabilité, elle est engagée. Et surtout, il faudrait trop leur montrer, trop leur expliquer… C’est pas bon. C’est pas bon du tout, du tout.

Quentin : Oui, c’est clair.

Stéphane : Alors des fois, je préfère me taire. Mal faire mon job, entre guillemets, que de provoquer ça. Parce que derrière, il y a des vraies mises en danger. Et ouais, t’as raison : j’ai une vision très holistique de l’alpinisme. Complètement. Et ça, je fais très attention. C’est ce qui m’échappait avant. Avant, je tapais dans les murs. Je provoquais. Pas forcément des réactions frontales, mais parfois des fuites, du rejet. Et au fond, c’était peut-être mieux comme ça. Ce qui m’embête aujourd’hui, c’est que pour certains, y’a un vrai manque d’outils concrets dans leur relation à la matière.

Quentin : Oui, avec la tertiarisation, les espaces de vie sont de plus en plus normés…

Stéphane : Exactement. On vit dans des environnements où on n’a plus besoin de penser. Tout est pensé pour nous. On n’a plus à se saisir des objets. Et si on les prend mal, on ne se fait même plus mal. Alors que dans la nature… si tu prends une prise de travers, si tu te mets mal sous un grimpeur… la sanction est immédiate. Et ça, ils en ont pas conscience. La nature, c’est pas gentil ou méchant. C’est pas Rousseau. C’est autre chose. C’est réel. Et hier, encore… on était en deux groupes. Moi avec une fille du groupe féminin FFCAM. Les autres avec ma collègue. Et là-bas, elles ont eu un accident, on est passé à deux doigts d’un drame. Vraiment. Et nous, on était là avec la fille que j'encadrais, pendant que les autres étaient de l’autre côté, sur un autre secteur. Il y avait déjà du monde : un couple qui se lançait sur plusieurs jours, en artif’, dans une voie. Une copine les accompagnait juste pour un bout, puis repartait. Et dans l’après-midi, alors que j’assurais ma fille, deux gars passent devant nous. Ma fille était en train de grimper, je l’assurais… Le rocher était un peu dégradé, mais ça allait. J’ai estimé que j’avais pas besoin de l’informer, de lui dire : « Bouge pas, y’a des gens qui passent. » C’était sans doute une erreur de ne pas le faire.

Quentin : Oui… tu pensais que ça passerait tranquille.

Stéphane : Oui, mais les gars… je les ai trouvés vachement nonchalants. Ils ont dit bonjour, mais ils n’étaient pas très ouverts. Et je leur ai pas dit non plus : « Faites gaffe, y’a un groupe là-bas. » Donc ils sont allés s’installer, gentiment, au pied d’une voie où grimpaient des filles, en plusieurs longueurs. Et là, évidemment — enfin, c’était pas écrit, mais presque — y’a une fille, en seconde, qui met le pied sur un bloc… et le bloc tombe. Un gros bloc. Il est tombé juste à côté des gars.

Quentin : Ouais… chaud.

Stéphane : Bon, heureusement, pas de blessé. Rien de grave. Mais c’était pas loin. Les filles ont fini plus tôt que nous, elles n’étaient pas autant investies dans l’activité. Et puis cette fille-là, celle qui avait fait tomber le bloc, elle est venue traîner vers nous. Elle s’est mise deux minutes sous ma fille, à regarder. Et j’ai rien dit. J’ai fait exprès. Je me suis dit : « Là, c’est dégradé… j’espère qu’il ne tombera rien de plus gros. » Et j’espérais qu’elle le comprenne d’elle-même. Mais bon… elle est partie, et je n’ai rien eu à lui dire. Mais c’est délicat.

Quentin : Tu penses qu’elle a capté ?

Stéphane : Peut-être… Peut-être au moment où elle est partie. Mais en tout cas, le premier truc qu’elle a demandé, c’était pas ça. C’était : « Est-ce qu’il y a un relais ? » Tu vois ? Elle voulait refaire une voie l’après-midi, elle tournait déjà… il fallait des trucs concrets, tangibles. Des points, des relais, du cadre. Et c’est là où on ne se comprend pas. Parce que la veille, on avait fait de l’artif. Elle m’avait demandé si j’avais du matos pour planter un spit, un tamponnoir… Et c’est ma collègue qui m’a dit un truc très juste : elle a besoin de poser un cadre extrêmement contrôlé.

Quentin : Oui… tout un rapport au contrôle.

Stéphane : Exactement. Et ça, je l’ai compris vraiment en lisant Surveiller et punir, de Michel Foucault. Ça m’a beaucoup marqué. Mais ensuite, j’ai entendu d’autres penseurs aller plus loin. Pour eux, ce processus d’enfermement, il commence dès le néolithique. Avec la sédentarisation, avec les enclos. Et tout ça, ça a d’énormes avantages. Bien sûr. C’est pas noir ou blanc. Grâce à ça, on a stabilisé l’agriculture, on a construit le monde tel qu’il est aujourd’hui. Mais ce monde, il a aussi produit des êtres humains qui vivent complètement enfermés. Le Covid, ça a été révélateur. La conquête de Mars aussi, tu vois.

Quentin : Oui ?

Stéphane : Un copain racontait une discussion avec Enzo Oddo. Il disait : « Mais les gens, ils savent pas ce que c’est Mars ! Ils sont pas prêts ! » Et Enzo lui répondait : « Mais si, ils sont déjà prêts. À Dubaï, ils vivent sans lumière naturelle, dans des bulles. Ils sont déjà complètement déconnectés de la nature. »

Quentin : Oui, une forme ultime d’enfermement.

Stéphane : Exactement. Et donc, quand les gens arrivent en montagne, ils arrivent avec ce package. Ce bagage culturel, social. Ils ont aucune idée de ce que c’est, la nature. Mais attention, hein : moi aussi, quand j’ai commencé, j’avais aucune idée de rien. Mais j’avais eu plus d’expériences avec la nature. Je m’étais démerdé, seul, un peu plus. Aujourd’hui, ils arrivent… mais c’est pas leur faute. Et ce que ça produit, ce contrôle, c’est aussi de la peur.

Quentin : Oui, la peur du relais, de l’erreur, de l’imprévu…

Stéphane : Exactement. La peur alimente le contrôle. Et le contrôle alimente la peur. C’est la poule et l’œuf. Moi, je crois que c’est la peur qui crée le besoin de contrôle. Mais c’est difficile à dire. On l’a beaucoup entendu pendant le Covid : « Les médias créent la peur. » Mais pour moi, c’est pas ça. La peur est là, et les médias s’en nourrissent. C’est pas un complot. C’est une spirale.

Quentin : Oui, mais en même temps, on est tellement habitués au contrôle que son absence devient insupportable. Et ça crée de l’angoisse.

Stéphane : Oui, c’est ça que tu voulais dire. Et c’est très juste. Tu sais, j’ai un voisin en Lozère. Il est psy, à la retraite. Artiste aussi. Il a un jardin incroyable. On pourra aller le voir ensemble un jour si tu veux. Lui, il travaille beaucoup sur ces notions-là : le contrôle, l’effondrement, le rapport entre l’individu et la société.

Quentin : Oui ?

Stéphane : Et moi, je suis construit — je t’en ai parlé — par un penseur qui s’appelle René Girard. Lui, c’est surtout le rapport à la violence, à l’organisation des sociétés. Et ce qui est fou, c’est qu’avec mon voisin psy, on a des discussions… et parfois, on arrive aux mêmes conclusions. Mais lui, il est presque anticlérical. Alors que moi, je suis agnostique. Et lui, comme Barbara Cassin, il essaie de construire quelque chose sans le religieux. Je sais plus comment lui, il intègre le religieux, mais il est arrivé aux mêmes conclusions que moi. Et ça, c’était fabuleux. Je me suis dit : putain, c’est génial. Parce que parfois, les chemins sont complètement différents… mais les questions fondamentales, quand tu creuses, quand tu descends, ce sont les mêmes. Et là, en rejetant le chemin qui, moi, m’a construit, il arrive au même point.

Quentin : Oui, c’est fou… la convergence.

Stéphane : Oui. Contrôle, normes, risque, rapport à la vie… Je pense que ça a dû l’interpeller aussi. T’as déjà lu Le Mont Analogue de René Daumal ?

Quentin : Non, mais Olivier, oui. Il me le cite souvent. Je pense que ça me plairait.

Stéphane : Ah oui, carrément. Et donc, qu’est-ce qu’on projette ? Je sais pas trop te dire. Je suis pas inquiet pour l’alpinisme. Je suis inquiet pour notre monde. Mais bon, qui ne l’est pas ? Et c’est pas en train de s’arranger…

Quentin : C’est clair.

Stéphane : Mais pour l’alpinisme, non. Parce que moi, je me suis construit comme ça. Je suis allé chercher ça. L’obstacle. Les alpinistes comme moi, on s’est construits à travers l’obstacle. Et là, l’obstacle est là.

Quentin : Tu veux dire… le contexte actuel ?

Stéphane : Oui, exactement. Et ça, j’ai oublié de te le dire tout à l’heure, mais c’est important : nous, ce sont les obstacles qui nous ont permis de devenir meilleurs. Techniquement, physiquement, mentalement. C’est l’obstacle qui provoque la réponse. Et cette réponse, elle peut être physique, technique, intellectuelle, philosophique… ou créative. Et c’est exactement ce que tu fais, toi. L’art, la création, c’est une réponse. C’est une réponse à l’obstacle.

Quentin : Oui, je vois très bien.

Stéphane : Et tu vois, chez les guides, y’a un truc très ambivalent. Parce qu’à la base, l’alpinisme s’est construit avec les clients. C’est les clients qui avaient les idées, et les guides, souvent, ils montaient là-haut pour de l’argent. Alors bien sûr, y’en avait qui étaient curieux, qui avaient des envies, mais beaucoup étaient des paysans. C’était le beurre dans les épinards, quoi. Et cette origine-là, elle marque encore notre culture.

Quentin : Oui, le rapport à la technique, à la fonction…

Stéphane : Exactement. Et ça, c’est lié à toute la question de la technicité. Moi, j’avais commencé à m’intéresser à la pensée libertaire, tu vois. Jacques Ellul, par exemple. Ou Ivan Illich. Tous les deux font une critique très forte de la société technicienne.

Quentin : Oui, je connais un peu. Ellul surtout.

Stéphane : Ils essaient de poser la question du « pourquoi ». Pourquoi on est là-dedans ? Et dans ce cadre-là, le guide, c’est un technicien. Et plus il est enfermé dans ce schéma technique, plus il subit son activité. Moins il a d’outils pour faire émerger autre chose, un autre imaginaire. Et là, il devient prisonnier d’un regard très dark.

Quentin : C’est hyper intéressant que tu fasses ce lien avec Illich et Ellul. Parce que, tu vois, même sans aller très loin… Je pense à un truc très simple : j’étais dans le Mercantour avec un ami, et on a dû appeler le PGHM. On avait juste une barre de réseau. Et je me suis vraiment demandé : « Et si on n’avait pas eu de réseau ? » On aurait passé la nuit à attendre un regel, on aurait désescaladé. Peut-être que la neige aurait tenu, peut-être pas. Mais aujourd’hui, même mon téléphone, c’est devenu une part de l’alpinisme.

Stéphane : Ah mais complètement ! Michel Serres en parlait très bien, justement. Je pense qu’il avait une volonté presque naïve, parfois, de survaloriser les bienfaits de la technologie. Mais dans Petite Poucette, il dit quelque chose de très juste.

Quentin : Je ne l’ai pas lu, celui-là.

Stéphane : C’est court, ça se lit vite. Il identifie quatre grandes révolutions cognitives dans l’humanité : l’écriture, le papier, l’imprimerie, et maintenant le numérique. À chaque fois, c’est une externalisation du savoir. Et Petite Poucette, c’est sa manière de surnommer une de ses petites-filles. Il lui dit : « Toi, tu auras d’autres outils que moi. » Et il ajoute : « Ces outils, bien sûr, ont des effets négatifs… mais ils peuvent aussi libérer de l’espace. » Parce que ces outils, ils nous libèrent de certaines contraintes techniques. Et on peut les voir aussi comme des systèmes qui, à terme, vont mieux prendre en charge certaines choses que nous… Et ça va libérer un espace — si on le souhaite — pour l’imaginaire. Pour créer autre chose. Avoir plus d’espace mental, plus de liberté d’esprit. Penser autrement.

Quentin : Complètement.

Stéphane : Mais la difficulté, tu la connais : soit t’as des individus curieux, qui sortent du schéma, de manière un peu aléatoire, soit t’es face à un système organisé — un rapport de domination institutionnalisé dans la société. Et là, avec Olivier, on travaille beaucoup là-dessus. On est même, je pense, un peu au-delà du clivage gauche-droite.

Quentin : Oui, je comprends.

Stéphane : Et tu vois, ça s’entend très bien chez certains mathématiciens ou mathématiciennes. Par exemple, il y a Olivia Caramello — une mathématicienne extraordinaire, qui travaille en France, avec un accent mais une maîtrise du français et des concepts… du feu de Dieu. Un jour, elle était invitée dans un débat sur France Inter, je crois, sur la féminisation dans les mathématiques. Et elle était avec une autre femme, prof de maths aussi, dans une grande fac parisienne… Et cette autre femme, elle parlait très bien de la discrimination. Mais elle le faisait uniquement depuis sa position de femme. Elle avait intégré toute la structure analytique de l’école d’excellence. Un modèle méritocratique, mais en vérité, assez élitiste. Fermé, en partie, à certaines classes sociales.

Quentin : Oui, j’en vois très bien le fonctionnement.

Stéphane : Et il y avait aussi un autre mathématicien, génial lui aussi, plus discret. Il disait pas grand-chose, mais à un moment, il a dit un truc très juste. Il a dit : « Pour moi, la discrimination dans les maths, c’est pas juste une question de genre. C’est quelque chose de plus global. Ça touche à la psychologie, à la manière dont on pense. »

Quentin : C’est hyper juste.

Stéphane : Oui. Et cette même femme — ou une autre très similaire, un copier-coller — était sur un autre plateau, cette fois avec Olivia Caramello. Et là, c’est génial. Parce qu’Olivia, quand elle parle, c’est l’ouverture totale. Elle dit pas que ce que dit l’autre est faux. Mais elle le replace dans un cadre beaucoup plus large. Elle montre que cette pensée-là, analytique, fermée, peut dire des choses justes… mais qu’elle accepte aussi de rester dans un schéma qui écrase d’autres formes de pensée.

Quentin : Oui, c’est des questions de prisme, de référentiel.

Stéphane : Exactement. Et là, tu vas peut-être sourire, mais c’est comme dans Kung Fu Panda 2. C’est pas le meilleur des trois, mais c’est celui avec le meilleur méchant. Il s’appelle Shen — c’est un genre de paon. Et à un moment, il fait un discours hyper carré, analytique. Il dit : « Bien sûr que j’ai raison. » Et la vieille divinatrice, une chèvre, lui répond : « Avoir raison ne te donne pas raison. »

Quentin : Ah oui… c’est excellent.

Stéphane : C’est du Tao Te Ching pur jus, ça. Tu peux avoir raison dans ta bulle analytique… Mais la complexité, c’est l’assemblage de plusieurs bulles. Et dans cet ensemble, avoir raison ne te donne pas forcément raison. C’est exactement ce qu’on vit là.

Quentin : Oui. T’as la mathématicienne qui décrit un système de domination réelle — mais à l’intérieur du système qu’elle cautionne. Et ça écrase les autres.

Stéphane : C’est ça. Et Olivia, elle, elle l’ouvre, elle complexifie. Et après, les autres lui disent : « Il faut dire les choses comme l’a dit Olivia. » Et là, t’as tout compris. C’est énorme. C’est génial.

(Pause)

Tu veux boire un coup ? Manger un petit truc ?

Quentin : Allez, je veux bien un petit café.

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