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Quand Gaston Rébuffat écrivait Étoiles et tempêtes, c’était depuis un monde où la ligne était promesse. Une ligne droite, tirée dans le ciel - un pilier, une arête, une goulotte. Ce que le guide cherchait alors, ce n’était pas seulement une voie, mais une manière de se tenir au monde : dans l’élan, la clarté, la beauté. Chaque course était une forme ; chaque sommet, un point d’orgue.

Mais aujourd’hui, dans les Écrins comme ailleurs, ce monde-là tangue.

La traversée du Pic de Neige Cordier, dans Les 100 plus belles courses et randonnées, y figurait comme une “grande classique de neige”. Un rêve d’harmonie : pente régulière, rythme lent, lumière du matin sur le glacier. Mais en 2024, les données sont sans appel : cet itinéraire est classé parmi les plus transformés, notamment à cause du retrait glaciaire et de la fonte précoce des couvertures nivalesrga-13072. Ce qui s’offrait comme forme continue devient territoire de franchissement problématique. L'esthétique de l'évidence fait place à celle de l’attention.

Le couloir Coolidge, lui aussi, a changé de nature : “le rocher y est désormais visible dès le début de saison estivale”, notent les auteurs de l’étuderga-13072. Autrefois promesse d’ascension rapide et logique, il devient théâtre d’instabilité, de renoncement possible. Le beau geste - celui du crampon qui mord la pente - est déplacé, suspendu, reconfiguré.

On pourrait croire qu’il s’agit là d’un problème logistique, ou de sécurité. Mais c’est bien plus. C’est un changement d’esthétique. Non au sens décoratif, mais au sens d’une reconfiguration du sensible. Ce n’est plus la ligne qui guide, c’est l’état du sol, la rumeur du vent, la lecture d’une météo trop fine, trop changeante. La montagne devient matière à négociation.

Dans Les horizons gagnés, Rébuffat célébrait les gestes sûrs, les promesses tenues par la géométrie d’un itinéraire. Mais la logique d’aujourd’hui est autre. Ce n’est plus un horizon qu’on gagne, c’est un équilibre qu’on cherche - fragile, provisoire, souvent bancal. Dans certains cas, les itinéraires ne sont plus les mêmes tout court : le glacier du Sélé, par exemple, ne rejoint plus l’arête sud de l’Ailefroide comme auparavant. L’approche elle-même devient expérimentale.

Cette transformation des formes a un effet direct sur la perception. On ne regarde plus la montagne comme un volume statique. On la perçoit comme une matière active. Une trame de signes faibles. L’esthétique devient climatique. Chaque pente est une archive fragile de sa propre transformation.

Le rapport à la temporalité s’en trouve lui aussi bouleversé. L’étude scientifique identifie la fonte précoce comme l’un des processus majeurs, avec des effets observables dès juin sur des itinéraires historiquement fréquentables en juillet-aoûtrga-13072. Cela induit une reprogrammation des pratiques : les saisons se contractent, les horaires s’ajustent à l’urgence, les bivouacs se déplacent ou disparaissent. Le temps du refuge - cette figure esthétique de la pause, du partage - devient celui de la logistique, du sommeil calculé.

Ce sont là des micro-variations qui déplacent le rapport au paysage. Car ce que l’on habite, désormais, ce n’est plus un décor. C’est un milieu instable. Une forme d’imprévisibilité intégrée.

Peut-être faut-il alors revenir à cette idée : l’esthétique n’est pas ici un jugement de goût. C’est une manière d’habiter le changement. D’y inscrire des formes de présence.

Et c’est peut-être cela qui surgit dans les nouvelles pratiques : le bivouac très bas, loin des refuges inaccessibles ; l’usage du GPS en parallèle d’un vieux croquis ; le choix de courses plus courtes mais plus « lisibles » ; l’envie d’apprendre à improviser.

C’est aussi ce que disent certains guides, dans l’étude : “les parcours classiques sont devenus des aventures”, ou encore : “l’incertitude fait revenir à une forme plus artisanale de l’alpinisme”. Une esthétique du faire avec. De l’adaptation. Du retrait parfois.

Rébuffat écrivait : “le montagnard est un artiste qui taille sa voie dans la montagne comme le sculpteur dans la pierre.” Il faudrait peut-être dire maintenant : le montagnard est un lecteur de signes, un praticien du précaire, un artisan du provisoire.

Ce n’est pas une déchéance. C’est un autre régime du beau. Plus fragile, plus situé, moins monumental - mais plus attentif, plus ouvert, plus politique aussi.

Un art de l’équilibre au bord du retrait.

Et peut-être que ce basculement esthétique ne s’exprime pas uniquement dans les gestes ou dans les lignes devenues incertaines, mais aussi dans les formes de récit qui les accompagnent.

Car face à la perte de fixité des itinéraires, c’est tout un renouvellement des manières de raconter qui émerge. Les topos traditionnels ne suffisent plus : trop fixes, trop silencieux. À leur place, surgissent des formes plus mouvantes, plus collaboratives. Des comptes-rendus sur CampToCamp, des annotations sur des cartes numériques, des vidéos de drone, des récits partagés en stories Instagram ou dans les groupes WhatsApp des pratiquants.

Ces dispositifs ne sont pas que des outils. Ils deviennent des esthétiques à part entière. Une manière de composer collectivement des images fragmentaires, affectées, situées de la montagne. Une façon de maintenir vivant un lien avec ce qui se transforme. Non plus transmettre une vérité stable sur un itinéraire, mais partager une expérience située, parfois contradictoire, toujours datée.

Dans ces formes d’écriture ou de captation, c’est une autre sensibilité qui s’exprime : celle d’un monde qui ne tient plus par la permanence des formes, mais par la circulation des récits. Un paysage non plus comme fond, mais comme texte vivant. Chaque vidéo tremblante d’une descente sur éboulis, chaque photo annotée d’une rimaye infranchissable, chaque message posté depuis le refuge avant le désengagement, devient un fragment esthétique - non dans le sens de l’art, mais dans celui d’un monde rendu sensible.

Ainsi, la montagne se réécrit sans cesse, non par les grandes voix d’autrefois, mais par un chœur discontinu de récits partagés.

Et c’est peut-être là, aujourd’hui, que réside l’une des formes les plus vibrantes de l’esthétique alpine contemporaine : dans cette polyphonie imparfaite, dans ces lignes multiples, éphémères, qui tissent un rapport situé à ce qui demeure, et à ce qui s’efface.

  • https://journals.openedition.org/rga/13072
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