
C’était encore à Ailefroide, entre granite et bivouacs, là où les journées s’écoulent entre lignes de fissures, lectures de topo et eau glacée de torrent. Un soir, au détour d’une conversation partagée autour d’un réchaud, j’ai rencontré un grimpeur qui avait participé, quelque temps plus tôt, à une mission de suivi des loups dans les Alpes.
Il m’a raconté une scène étrange. Pour recenser les meutes, les chercheurs utilisaient une méthode assez simple : provoquer un hurlement de loup pour espérer une réponse territoriale. Mais la manière de le faire m’a marqué. L’instrument de ce cri n’était pas un haut-parleur, ni un appareil spécialisé : c’était un cône de chantier. Ce même objet orange et blanc que l’on croise au bord des routes, aux croisements de rues en travaux, ou abandonné dans une cour d’immeuble, récupéré à l’issue d’une soirée trop arrosée.
Ce détail m’a immédiatement frappé. Il y a dans ce geste une collision étrange entre deux mondes. Le loup, figure du sauvage, du dehors, du vivant non domestiqué. Et le cône, objet de la ville, de l’infrastructure, de la norme temporaire. Entre les deux : un cri humain, projeté à travers un artefact urbain, pour entrer en relation avec un animal. Le cône devient un outil de communication interspécifique - un pont de plastique soufflé entre deux grammaires.
Ce geste m’a semblé cristalliser quelque chose de notre époque. Il y a d’abord l’économie de moyens : pas de technologie sophistiquée, pas de haut-parleurs directionnels, pas de dispositifs numériques. Juste un cri et un objet trouvé. Ce n’est pas tant un outil conçu que disponible. Un objet standard, générique, issu de la logistique urbaine, basculant dans un autre monde - celui du vivant, du sauvage, du non-humain.
Le cône de chantier est une silhouette saturée de signes. Il dit l’ordre temporaire, le dérangement organisé, la norme déplacée. Il est fait pour signaler une anomalie dans la circulation, une perturbation du flux. Le retrouver ici, dans une forêt alpine, détourné en porte-voix de la zoologie de terrain, produit un court-circuit symbolique. L’objet, arraché à sa fonction première, se met à dire autre chose. Il devient outil d’écoute autant que d’appel. Il produit un geste qui relève du bricolage, de l’intuition, du contact ténu avec ce qui échappe.
Ce n’est pas anodin. Hurler dans un cône pour provoquer un loup, c’est créer un moment de porosité entre deux mondes. C’est accepter de ne pas parler la bonne langue, mais de tenter quand même. C’est mettre en jeu un artifice dérisoire pour rejoindre, un instant, la grammaire du territoire animal. Et le plus étrange, c’est que cela fonctionne. Le loup répond.
Cette scène raconte à sa manière une forme de contemporanéité fragile, où les outils ne sont pas là où on les attend, où les objets circulent entre domaines, où la technique se construit dans l’à-peu-près. Ce cône, c’est un résidu de ville dans la montagne. C’est une balise transformée en appel. Un objet de signalisation devenu sonorité. Et à travers lui, on entend quelque chose de notre rapport au vivant : toujours un peu décalé, toujours un peu improvisé, mais pas encore rompu.
Ce n’est pas seulement une anecdote de terrain. C’est une scène presque théâtrale, pleine d’absurdité apparente et pourtant traversée par une forme de justesse. Elle dit combien nous sommes aujourd’hui dans une relation tâtonnante avec les autres formes de vie. Nous avons des bases de données, des protocoles, des GPS, mais aussi des cris humains amplifiés par des cônes plastiques. Nous alternons entre le dispositif et l’instinct, entre le formel et l’improvisé.
Le cône qui hurle, c’est peut-être cela : un objet-révélation. Un signe de la manière dont nos outils, même les plus banals, peuvent être réinvestis de sens. Et une manière, encore, de parler aux loups - d'adresser un cri à l’animal et, peut-être, à nous-mêmes.