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L’histoire de la face ouest des Drus, en particulier celle du pilier Bonatti, semble appartenir à une époque encore proche — et pourtant déjà inaccessible. C’était une paroi mythifiée, une ligne de force inscrite dans l’imaginaire collectif de l’alpinisme. Une colonne de granite vertical, sculptée par les générations, habitée par des noms, des récits, des tactiques. Son effondrement — progressif, discret, puis brutal — n’est pas qu’un événement géologique : c’est une fracture symbolique, une disparition de support, un point de bascule dans la relation qu’entretiennent les grimpeurs avec leur terrain d’inscription.

La montagne s’est effacée, mais le geste, lui, demeure. Ceux qui ont parcouru la voie Bonatti portent en eux une mémoire incorporée de l’itinéraire — une suite de mouvements, de postures, de décisions microscopiques inscrites dans le corps. Cette mémoire n’est pas qu’un souvenir : elle fonctionne comme une archive chorégraphique. Les gestes subsistent, même sans paroi. On pourrait imaginer qu’ils soient rejoués, déplacés, réactualisés dans un autre contexte, à la manière d’une danse dont le décor a disparu, mais dont la partition motrice survit.

Grimper devient alors une manière de restituer un relief disparu, non pas en le reconstruisant matériellement, mais en l’évoquant par le corps. Ces gestes, transmis oralement ou par mimétisme, deviennent des vecteurs de reconstitution. Ils permettent d’approcher, par le mouvement, une forme de présence du lieu absent. La grimpe bascule ainsi dans une dimension performative : ce n’est plus l’ascension qui compte, mais la persistance d’un agencement gestuel qui donne forme à une topographie effacée.

Dans cette configuration, les voies nouvelles prennent une autre signification. Ainsi la "voie des Papas" (https://granite.over-blog.com/album-2096155.html), ouverte après l’écroulement, peut se lire comme un geste de réinscription. Ni nostalgique ni héroïque, elle matérialise un rapport au paysage en transformation. Elle vient, modestement, occuper un vide. Elle n’imite pas, elle ne remplace pas. Elle opère sur le mode du lien, de la transition : un passage de témoin entre ce qui fut et ce qui persiste.

Ces itinéraires post-écroulement ne documentent pas seulement une nouvelle ligne : ils rejouent des rapports au terrain. Ils déplacent les gestes d’une paroi disparue vers un espace recomposé. La grimpe devient ici un acte de mémoire sans monument, une tentative de maintenir vivante une pratique même lorsque son support matériel s’effondre. En cela, ces voies s’inscrivent dans un travail d’adaptation sensible, dans une forme de deuil actif.

La disparition du pilier Bonatti, comme d’autres effondrements récents, peut être pensée non pas comme une fin isolée, mais comme un signal faible d’une mutation plus large. Le réchauffement climatique, l’instabilité croissante des faces, la désynchronisation des saisons modifient les conditions de la verticalité. Le terrain ne se donne plus comme fondation fiable. Il devient événement, processus, variation. L’ascension n’est plus une lecture de la montagne, mais une négociation continue avec ses effacements.

Ce que ces effondrements emportent avec eux, ce n’est pas seulement de la roche. Ce sont des lignes, des mythologies, des manières de pratiquer. Et ce qu’ils laissent en suspens, ce sont des gestes à réinventer, des imaginaires à déplacer. La montagne n’est plus seulement un décor : elle devient milieu instable, archive vivante, matière en transition. Et l’alpiniste, dans ce contexte, n’est plus seulement grimpeur : il devient chorégraphe d’un souvenir incarné, scripteur de gestes sur un sol qui se défait — et dont il tente, par le corps, de retrouver les contours.

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