
Il y a chez John Martin une manière de peindre la catastrophe qui détonne. Pas de récit, pas de chronologie, juste des visions : des cités englouties, des architectures brisées, des cieux en fusion. Et une étrange beauté, dans tout ça. Quelque chose qui ne cherche pas à consoler, mais qui attire malgré tout. Qui accroche le regard dans le chaos.
Peintre romantique britannique du XIXe siècle, Martin n’offre ni refuge ni contemplation apaisée. Ses tableaux ne sont pas des invitations au recueillement, mais des théâtres de tensions. La composition est rigoureuse, presque architecturale, mais ce qu’elle contient menace toujours de s’effondrer. On sent que quelque chose s’écroule - et pourtant, rien ne tombe complètement. Ce n’est pas l’épure de Friedrich, ni les vibrations atmosphériques de Turner. Plutôt un récit suspendu, quelque chose de l’ordre du fragment dramatique.
Il y a peut-être là une forme de romantisme politique, comme le décrivait Michael Löwy : un romantisme de la rupture, pas du repli. Loin d’un simple regard nostalgique vers un âge d’or mythifié, c’est une esthétique traversée par la critique - critique de l’ordre, des empires, des architectures de pouvoir. Martin ne documente pas seulement des ruines : il les fabrique comme des espaces ambigus, où l’effondrement devient aussi révélation.
Ce type de regard semble étrangement en phase avec le présent. Non pas parce qu’il prédit quoi que ce soit, mais parce qu’il propose une autre manière de voir ce qui vacille. Mark Fisher appelait à une modernité qui ne soit pas une répétition mélancolique. Il cherchait ce qu’il appelait un romantisme non régressif - capable de faire surgir, dans les plis du désastre, quelque chose d’inattendu.
Il m’arrive de repenser à ces moments passés sur ma Game Boy, ayant grandi dans la fin des années 90 et au début des années 2000. Sans que je sache exactement pourquoi, ces heures de jeu me laissent aujourd’hui le souvenir d’un rapport étonnamment paisible à l’avenir - comme s’il n’y avait alors rien à prévoir, rien à redouter. Le temps semblait se suspendre, entre deux niveaux de Zelda ou de Pokémon. Le futur n’était ni une menace, ni une promesse : juste une zone floue, silencieusement associée au progrès, à la technologie, à une forme d’amélioration automatique des choses. Il n’y avait pas de contrepartie négative, ni d’ombre portée. On parlait parfois d’Internet, d’énergie propre, mais rien qui ressemblait aux canicules de mai ou à la disparition progressive de la vie terrestre.
Avec le recul, ces souvenirs sont peut-être les vestiges sensibles d’un autre régime d’imagination. Un futur qui n’a pas eu lieu, mais dont les contours restaient pensables. Fisher appelait cela des futurs perdus - non pas des utopies fracassées, mais des possibles qui se sont doucement évaporés, à mesure que notre capacité à les concevoir se réduisait. Une sorte d’amnésie du possible, diffuse et tenace.
Et pourtant, quelque chose subsiste. L’œuvre de Martin, comme certaines formes contemporaines de fiction, continue de faire exister un espace pour l’étrangeté. On pourrait penser ici à l’esthétique de la dark fantasy, et en particulier à l’univers de Dark Souls, dont l’imaginaire semble modelé par des visions héritées de Martin : arches titanesques, ruines embrasées, cités suspendues dans la cendre. Le joueur y avance dans un monde déjà brisé, entre grandeur abolie et mystique crépusculaire.
Mais dans ce monde ruiné, il reste des gestes. Des rituels, des recommencements. Comme chez Martin, les ruines ne ferment pas l’espace : elles l’ouvrent. Elles dessinent des passages, des traversées, parfois absurdes, parfois sublimes.
Ce que Martin peint, ce n’est peut-être pas la fin. Ou pas seulement. C’est une manière d’habiter ce qui tremble. Une attention portée à ce qui surgit dans la brèche. Quelque chose comme un romantisme du devenir - ou du vertige.
Je repense à l’ouverture de The Legend of Zelda: Oracle of Seasons*. Link s’avance, la lumière vacille, le sol se dérobe. Le monde bascule, littéralement. Les saisons se dérèglent, le rythme des choses s’efface. Dans Oracle of Ages, c’est le temps lui-même qui devient instable. Enfant, je jouais aux deux. Je ne comprenais pas encore que ces jeux racontaient une perte - celle d’un monde prévisible, ordonné, habitable.
Tout se passe comme si, dès ces fictions-là, une brèche s’ouvrait. Le monde ne tenait plus vraiment debout. Il fallait avancer quand même. Résoudre ce qui peut l’être. Marcher dans l’instable. C’est peut-être cela, au fond, que Martin, Fisher, ou Dark Souls nous enseignent chacun à leur manière : non pas comment empêcher la fin, mais comment se tenir dedans. Chercher encore. Éclairer les ruines. Faire un pas dans la nuit.
The Great Day of His Wrath (1851)
Pandemonium (1841)
The Seventh Plague of Egypt (1823)
Manfred and the Alpine Witch (1837)
- https://www.youtube.com/watch?v=2yIsr_km6Yw