
Il y a des livres qui restent bloqués dans leur langue. Pas par manque d’intérêt ou d’importance, mais parce qu’ils sont si ancrés, si intimes, qu’ils semblent résister à l’extraction. Pot, le livre de Nejc Zaplotnik, est de ceux-là. Publié en 1981, il est considéré comme une œuvre majeure en Slovénie, au point d'être enseigné à l'école et cité comme un classique national. Mais malgré son statut, il n’a jamais été traduit intégralement en français ou en anglais. Quelques extraits circulent, notamment grâce au travail de Bernadette McDonald, mais l’essentiel du livre reste inaccessible aux lecteurs non-slavophones.
Il existe toutefois des traductions : en italien, où le livre est paru sous le titre La Via, et en polonais. Des passerelles donc, mais encore fragiles, encore rares. Le monde francophone, en particulier, reste à l’écart de ce texte, pourtant si proche. La Slovénie, après tout, est frontalière de l'Italie et de l'Autriche, et partage avec la France une proximité culturelle par les Alpes, les traversées et les histoires d'altitude. Elle partage avec les Alpes une culture de la verticalité, un imaginaire montagnard riche et exigeant. Mais cette proximité géographique n’a pas suffi à faire circuler les mots.
Ce qui frappe, c’est le contraste. Pot est un livre de montagne, oui, mais pas seulement. C’est un livre d’intériorité, de solitude choisie, de cheminement autant physique que spirituel. Zaplotnik y raconte sa vie d’alpiniste slovène dans les années 1970, une époque de dépassement, d’engagement total, où les expéditions vers l’Himalaya étaient autant des actes politiques que des quêtes existentielles. Mais il le fait avec une langue étonnamment littéraire, presque mystique. Le récit bascule sans cesse entre la roche et le verbe, entre le corps et l’esprit.
Beaucoup le disent en Slovénie : ce livre a changé leur vie. Il est lu, relu, transmis comme un texte initiatique. Il dit quelque chose d’universel - le doute, la liberté, le désir d’échapper au monde formaté - mais dans une langue qui n’a pas encore franchi les grandes barrières de la traduction internationale. On est face à un paradoxe : une œuvre intensément montagnarde, puissamment contemporaine, mais restée en marge de la circulation littéraire.
J’avais écrit à Bernadette McDonald. Elle m’a répondu avec générosité : elle aussi avait cherché une traduction, sans succès. Elle avait même commandé une traduction non publiée pour pouvoir utiliser certains passages dans son livre Alpine Warriors. Ce qu’elle en dit dans Alpinist Magazine donne une idée de la force du texte. Mais à lire entre les lignes, on sent aussi une frustration partagée : celle de devoir se contenter d’extraits, d’échos, de bribes. Dans son article "Mountain Poet", McDonald cite plusieurs passages saisissants du livre, comme ce moment où Zaplotnik écrit : "The path is the goal. The path is the life. The path leads to the truth." Ou encore : "A man who seeks the truth must climb. Only by climbing does he free himself from the weight of the world." Ces lignes disent tout l’esprit du livre : une vision de l’alpinisme comme voie de dépouillement, non pas conquête mais quête, geste existentiel autant que physique.
Mais McDonald va plus loin. Elle écrit que Zaplotnik "devint lui-même une œuvre d’art, toujours en mouvement, se transformant sans cesse, échappant au filet de mots qu’il lançait lui-même, et que d’autres, moi y compris, ont tenté depuis de jeter autour de lui". Une image puissante d’un écrivain-alpiniste insaisissable, à la fois geste et disparition. Et ce constat : "L’alpiniste ne s’arrête jamais de croire que le chemin compte autant que le sommet."
Dans Pot, Zaplotnik l’écrit ainsi : "He who is in pursuit of a goal will remain empty once he has attained it. But he who has found the way will always carry the goal within him." Une ligne limpide, presque zen, mais traversée d’une exigence intérieure rare. Ce n’est pas seulement un livre d’altitude, c’est un texte qui interroge ce que signifie avancer, choisir une ligne, vivre sans chercher à posséder. : une vision de l’alpinisme comme voie de dépouillement, non pas conquête mais quête, geste existentiel autant que physique.
Ce n’est pas une histoire de patrimoine oublié. C’est une histoire d’accès. On lit des récits d’alpinistes américains, britanniques, italiens. On cite Bonatti, Messner, Boardman. Mais on ne peut pas lire Zaplotnik. Ou alors à travers des traductions dérobées, des blogs, des forums. Une voix importante de l’alpinisme moderne reste en dehors du cercle.
Il y a là un appel, peut-être. Celui de traduire. De faire passer. De tendre une corde entre les langues, entre les rives. Pour que Pot puisse exister ailleurs que dans le murmure. Pour que cette parole de montagne, ancrée, poétique, puisse enfin circuler.
Parce que parfois, un livre, c’est aussi un sommet invisible. On sait qu’il est là. On devine sa forme. Mais tant qu’il n’a pas été traduit, on ne peut que tourner autour, sans jamais vraiment y accéder.