
L’effondrement n’est plus une exception ni un accident ponctuel, mais une modalité récurrente de notre rapport au monde. Dans les Alpes comme dans d’autres zones critiques de l’Anthropocène, les transformations rapides du climat, des sols et des usages mettent à l’épreuve les régimes de sens, de pratiques et de perception hérités. Le projet EdA - Effondrement des Alpes : inventer un nouveau patrimoine s’inscrit dans ce contexte de déstabilisation physique et symbolique. Il propose, non pas une réparation ou une conservation au sens classique, mais un déplacement : faire de l’effondrement un patrimoine à part entière, non comme trace figée d’un passé révolu, mais comme matrice de récits, de gestes et de formes tournés vers le présent et le possible.
Ce DSRA s’est construit dans l’épaisseur de ce projet, en dialogue constant avec des artistes, des chercheur·e·s, des alpinistes, des habitant·e·s et des passeur·se·s. Il a tenté de faire résonner des régimes hétérogènes d’attention et d’engagement : celui de la création contemporaine, de la recherche-création, des sciences sociales, de la montagne et de ses imaginaires. À travers des dispositifs artistiques, des récits produits, des logiques institutionnelles mobilisées, mais aussi des expériences situées dans les lieux effondrés ou en voie de le devenir, il s’est agi de poser une hypothèse : et si l’effondrement, loin d’être seulement perte ou menace, était aussi un révélateur - d’attachements invisibles, de formes de vie fragiles, de tensions entre mondes vécus et mondes projetés ?
Toute la matière produite et recueillie a permis de faire émerger plusieurs dynamiques. D’abord, une redéfinition du patrimoine, conçu non plus comme l’héritage d’un passé stable, mais comme l’agencement de savoirs, de sensations et d’usages en situation de transformation permanente. Ensuite, une tentative de (re)penser ensemble esthétique et politique : c’est-à-dire d’interroger les régimes de visibilité, de représentabilité et d’agir qui se recomposent face à la dislocation des repères spatiaux, temporels et symboliques. Enfin, une réflexion sur les formes d’habitation en contexte d’incertitude : comment pratiquer la montagne lorsque les saisons deviennent imprévisibles, les itinéraires précaires, les repères mouvants ? Comment maintenir des pratiques sensibles, solidaires, critiques, sans tomber dans la sidération ?
Les pratiques artistiques et alpines qui traversent ce DSRA partagent une capacité à se tenir dans l’incertain, à composer avec l’impermanence, à transformer les limites en lignes de fuite. Elles ouvrent des possibles là où les discours dominants opposent encore trop souvent l’urgence à l’invention, le risque au soin, l'effondrement à l’imaginaire. À cet égard, la montagne devient un terrain d’exploration autant qu’un lieu d’épreuve : un espace où se nouent les contradictions du monde contemporain, mais aussi où se cherchent, par le geste, la parole, l’image ou le mouvement, des manières d’y répondre.
Ce texte tente peut-être de se tenir en conclusion. Mais ce qu’il porte ne s’achève pas. Ce DSRA n’a cessé d’ouvrir, de relier, de creuser - et il ne demande qu’à se prolonger. Car l’effondrement n’est pas derrière nous, il nous précède, nous traverse, nous attend. Ce que nous appelons « instabilité » est désormais la condition même du monde habité. Reconnaître cela ne signifie pas céder au vertige, mais apprendre à marcher autrement : plus lentement, plus attentivement, parfois à tâtons, mais avec rigueur.
Il ne s’agit pas ici de céder aux affects ou à l’imaginaire de la collapsologie. Loin des prophéties de fin du monde, des récits globalisants de l’effondrement civilisationnel ou des figures figées de la survie, ce travail s’attache à ce qui vacille localement, concrètement, sensiblement. Il explore l’effondrement non comme un horizon clos ou une vérité révélée, mais comme une condition située à partir de laquelle penser, créer, transmettre. Non pour s’y résigner, mais pour y faire émerger des formes d’attention, de soin, d’adaptation, d’invention. Il ne s’agit pas de documenter la fin, mais de cultiver ce qui, malgré tout, continue de vibrer, de tenir, de faire monde.
Continuer cette recherche, c’est s’autoriser à aller plus loin. À descendre plus profondément dans les détails. À retourner sur les sites, à suivre les saisons, à écouter les récits, à observer les gestes. C’est penser l’effondrement non comme un horizon fermé mais comme un prisme : il révèle autant qu’il défait. Il exige de reconfigurer les savoirs, les pratiques, les formes de transmission. Et peut-être d’y inscrire une manière d’être au monde où la création, loin d’être un luxe ou un supplément, devient un outil de survie sensible, de partage et de projection.
Il ne s’agit pas de faire comme si rien ne s’était effondré, mais de cultiver des formes de vie capables d’accueillir l’instable, sans renoncer ni à la critique, ni à la création, ni à la puissance imaginative.