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Dans cet entretien à trois voix, le métier de guide de haute montagne est exploré depuis ses marges : non pas à travers l’héroïsme du sommet, mais dans les replis du quotidien, dans les formes mineures de la transmission et dans les effets indirects de l’engagement. André Bernard évoque une posture guidante fondée sur la discrétion, l’ajustement, l’écoute - là où l’autorité ne se déclare pas mais s’éprouve dans l’épaisseur de la relation.

Ce qui émerge aussi, de manière plus souterraine, c’est une histoire matérielle des pratiques : l’évolution du pitonnage, les transformations de l’équipement, les gestes qui se sont codifiés ou érodés au fil des générations. Les auteurs reviennent sur la manière dont ces changements ont laissé leur empreinte dans les parois, mais aussi dans les corps et les récits. Loin de tout discours nostalgique, ils décrivent une vallée en métamorphose, à la fois géographique, sociale et symbolique.

Le guide devient ainsi témoin d’une écologie du changement : il accompagne des individus, mais aussi des milieux qui se modifient, des temporalités qui se déstructurent, des attentes qui se recomposent. Cet entretien donne à entendre une parole ancrée, lucide, où la pratique se lit comme un art du lien, attentif à ce qui ne se dit pas - ou plus.

Aster : Depuis quand tu pratiques l’escalade, et quel rapport tu entretiens avec cette pratique, et plus largement avec la montagne ? Comment ça a évolué pour toi avec le temps ?

Dédé : Eh ben… j’grimpe depuis, facile, une cinquantaine d’années. J’ai commencé au lycée, avec un guide de haute montagne, Claude du Villiers. Il donnait des cours, et un jour, on a fait une sortie d’escalade… ça a été la révélation. Au début, j’y connaissais rien. J’ai démarré avec le Club Alpin Français. Ils organisaient des sorties, y’avait un lieu de rendez-vous, et on grimpait entre potes. C’était très empirique, pas du tout structuré.

Aster : C’était déjà dans les calanques à ce moment-là ?

Dédé : Ouais, dans le sud, dans les calanques. Et puis on a pris goût, on grimpait de plus en plus. Après, j’ai commencé à faire de la montagne, à m’entraîner pour pouvoir enchaîner des grandes voies. J’avais pour objectif de faire une quinzaine de lignes de cent mètres, histoire d’être prêt pour les grandes voies dans les Alpes.

Aster : Donc au début, l’escalade c’était plus un outil d’entraînement pour la montagne ?

Dédé : Exactement. C’était un moyen, pas une fin. Et puis petit à petit, c’est devenu une passion en soi. Au départ c’était utilitaire, ensuite c’est devenu une histoire de lieux, de sensations. Et puis, y’a eu un accident. Mon frère est tombé dans une grande voie d’artif, il a arraché toute une fissure. Suite à ça, il a décidé de rééquiper toutes les vieilles voies d’artif de la Grotte de l’Hermite.

Aster : Et toi, tu t’es retrouvé à t’entraîner là-dessus ?

Dédé : Ouais, j’ai eu cette chance. Ma génération, on n’était pas encore sur le haut niveau, mais moi, grâce à ça, j’ai pu grimper sur des voies en 7A, 7B, 7C, jusqu’à 8A. Et j’ai pu faire évoluer ma pratique comme ça, en fonction de ce qui devenait possible.

Aster : Et ensuite tu t’es formé ?

Dédé : Ouais, j’ai passé le diplôme de moniteur d’escalade en 88. Mais assez vite, je me suis rendu compte que ce que je voulais vraiment, c’était être guide. En 93, j’ai tout arrêté pour me lancer dans la formation, avec l’aide de Patrick Edlinger. À 35 ans, j’ai changé de vie.

Aster : Tu faisais quoi avant ?

Dédé : Je bossais dans l’industrie. Rien à voir avec le sport.

Aster : Et une fois que t’as fait de la montagne ton métier, est-ce que ton rapport à la pratique a changé ?

Dédé : Ah ben oui. Quand t’es professionnel, tu vois les choses autrement. T’es moins au top que les amateurs, en fait. Parce que t’as moins le temps de t’entraîner. Moi, à un moment, je me suis mis au vélo, au triathlon. Du coup, j’ai un peu lâché le haut niveau en grimpe, je suis parti explorer d’autres trucs. Et faut dire que l’activité pro en montagne ou en escalade, c’est pas ce qui permet le mieux de maintenir un gros niveau. T’es plus souvent avec les autres que dans ton propre entraînement.

Aster : Oui, tu passes plus de temps à encadrer qu’à pratiquer pour toi…

Dédé : C’est ça. Et encore, j’ai pas mal de chance dans mon parcours. Mais voilà, c’est un équilibre à trouver.

Aster : Ce qui nous intéresse beaucoup aussi, c’est de comprendre comment la pratique a évolué dans les lieux comme les calanques, surtout avec la création du Parc national. Mais on en parlera plus en détail après. Là, c’était pour poser un peu le cadre.

Gilles : Ouais, je vois. Et c’est vrai que sur l’évolution, y’en aurait des choses à dire… J’ai appris à l’ancienne, tu vois. On n’avait même pas de baudrier au début, on grimpait en grosses chaussures, on pitonnait. Je viens de la culture piton, vraiment. On a fait des ouvertures au Verdon, en T15, avec des coins de bois, des pitons… Et puis les spits et les perfo sont arrivés. Nous, la première réaction, ça a été de les faire sauter. On trouvait que c'était plus dangereux que les pitons !

Aster : De les enlever carrément ?

Gilles : Ouais, on les faisait péter. On trouvait que ça dénaturait la voie, que c’était pas écologique, qu’on pouvait pas mélanger piton et spits comme ça. J’ai même fait ça avec des collègues, des BE. Mais bon, j’suis pas complètement bouché non plus. J’ai vite compris qu’il valait mieux aller voir ce qui se faisait ailleurs plutôt que de rester assis sur mes principes. Et donc, un jour, j’suis allé à la Grotte, à la paroi jeune, là, aux Goudes, et j’ai vu deux types avec une perceuse. En fait c’était Gilles Bernard et Hervé Guigliarelli. C’est comme ça que j’ai connu Hervé. Dommage qu’il soit pas là, tiens, parce que l’histoire elle est marrante. J’leur ai parlé, j’ai essayé de comprendre ce qu’ils faisaient. Parce qu’à l’époque, y’avait toute une mentalité autour de l’équipement du bas. On montait sans anticiper, sans tricher. On ne pré-perçait pas. Et là, je captais pas leur démarche. Mais bon… au fond, on n’était pas contre, c’était pas agressif. C’était une autre manière de voir l’escalade, c’est tout.

Aster : Tu viens d’une culture très différente, quoi.

Gilles : Ah mais complètement. Moi, j’suis un enfant de la préhistoire de l’escalade, hein ! Du piton. J’ai appris avec des mecs qui m’ont montré comment planter, poser, retirer… des pitons, des coins. Et dans l’artif, j’étais redoutable. Et puis après, y’a eu cette notion de « libre ». On appelait ça comme ça : escalade libre, comme la liberté. Tu vois ? Mais nous, dans nos petits clubs, on devait s’adapter aux mecs forts qui arrivaient. Des gars comme toi, là, qui venaient, qui tombaient six fois sur un pas, et puis qui finissaient par passer nos surplombs en libre. Les voies qu’on faisait en artif, eux, ils les libéraient. Au début, ça m’agaçait un peu, j’vais pas te mentir.

Aster : Et ça a changé avec le temps ?

Gilles : Oui. À force de discuter, tu t’ouvres. Mais attention, à l’époque, y’avait pas de perceuses sans fil. Ils tapaient tout au tamponnoir, à la main. Tu vois ? J’ai vu des gars, avec leur petit burin, qui passaient des heures à faire des relais. Puis après l'arrivée des perceuses, des huluberlus qui faisaient n'importe quoI... Mais moi, j’voulais pas poser des spits comme ça, à l’aveugle. J’me méfiais. Parce qu’on croyait à l’époque que les spits tenaient pas. Alors que nos pitons, on les connaissait. Ils étaient solides, on leur faisait confiance.

Aster : Tu faisais déjà des choses avec des spéléos ?

Dédé : Ouais. Eux, ils tapaient au tamponnoir aussi. C’est là que j’ai compris. Alors j’en ai acheté un, et on a commencé à faire des voies sur pitons, coins, coinceurs… Et quand il fallait sécuriser, faire un relais, on rajoutait un spit à la main. Toujours à la main, hein. Jamais de perceuse.

Aster : T’as jamais utilisé de perceuse, toi ?

Gilles : Alors… si, plus tard. Quand j’ai connu Cambon. On a bossé ensemble sur des ouvertures. Lui, il m’a laissé des longueurs à percer. Et là, ben t’avais pas le choix. Fallait équiper proprement. Avec la perceuse, tu peux engager sur des lignes de force, là où t’as pas de fissure, pas de possibilité de protéger. Faut pas faire le fou. Quand tu tires droit dans une dalle de 30 mètres sans rien… t’es obligé de poser des spits, faut pas raconter d’histoires. Sans perceuse on n'aurait pas d'escalade à Ailedfoide.

Aster : T’as vu un vrai changement à ce moment-là ?

Gilles : Oui. C’est là que j’ai compris qu’il fallait évoluer. Et j’ai accepté. Mais toujours avec un regard critique. Je faisais attention à ce que je faisais. Pas question de poser du matos n’importe comment. Pareil pour les baudriers. On n’en avait pas au début. On bricolait des harnais nous-mêmes. Jusqu’au jour où je suis tombé au Verdon… une chute de 20 mètres. Mon cuissard a craqué. Là, j’ai compris. Depuis, j’ai investi dans du matos solide.

Aster : Tu parlais de baudriers, t’as connu toute l’évolution du matos, en fait ?

Gilles : Oh que oui. Le baudrier de Gaston Rébuffat, tu tombais avec ça, tu laissais un souvenir. Et encore, j’ai eu le modèle Williams… tu passais une vague dans un anneau de sangle. Maintenant, avec les harnais modernes, c’est quand même autre chose. Mais aujourd’hui, j’trouve qu’on est tombés dans l’excès inverse. Trop de technologie, trop de confort. Ça lisse un peu les choses.

Aster : Tu penses que ça a un impact sur la manière dont les gens grimpent ?

Gilles : Bien sûr. À l’époque, nous on grimpait sur des lignes de faiblesse, on suivait le rocher. Maintenant, avec les perceuses et les relais tout faits, on va dans des lignes de force, dans les zones lisses. On engage pas de la même manière. Avec Cambon, on en avait parlé. Faut faire des choses propres, mais faut pas non plus tout sécuriser à outrance. Y’a un équilibre. Et puis maintenant, y’a des gens qui posent des spits partout, sans concertation. Ça devient problématique. Tout a changé avec les perfos sans fil.

Aster : Tu penses à des exemples précis ?

Gilles : Oui. On a eu des cas dans les Calanques. Des gars qui appellent le Parc pour demander à rééquiper des voies, sans même consulter les gens du coin. Nous, on bosse depuis des années sur ces falaises, on a un collectif, une éthique… C’est grave, ça. J’ai toujours défendu l’ouverture du bas. Mais parfois, à cause de la nature du rocher, j’ai dû m’adapter. À la Ciottat, tu fais pas ce que tu veux. Tout s'écroule. Alors j’ai ouvert du haut, j’ai fait comme les autres. Mais je le dis. Je le note dans le topo. J’ai pas de problème avec ça, tant que c’est assumé.

Aster : C’est une question d’honnêteté, en fait ?

Gilles : Exactement. T’as le droit d’évoluer, de tester d’autres manières de faire. Mais faut l’assumer. Et faut pas effacer ce qui a été fait avant. Faut respecter les lignes, les histoires, les gens qui sont passés là. C’est tout un héritage. Et ça, c’est précieux.

Aster : Bon, trop bien. En fait, t’as déjà répondu à ma deuxième question sans que je te la pose…

Gilles : Pas mal, hein ?

Aster : Ouais, regarde : “Quand est-ce que t’as commencé à équiper dans les Calanques ?” C’est fait.

Gilles : J'dirais… moi c'est venu autour de 95–96. C’est arrivé avec une vague, tu vois. Une nouvelle génération, des mecs avec des perceuses sans fil.

Aster : Ouais, mais eux, c’est un autre délire, non ? L’équipe de Bernard, tout ça…

Gilles : Pas pareil, c’est sûr. Mais moi, j’ai discuté avec eux. J’ai tout passé à la moulinette, j’ai essayé de comprendre. Y’en a qui sont restés bloqués, figés dans leur trip piton… J’en connais, des collègues à moi, ils sont encore comme ça. Ils jurent que par le pitonnage, ils veulent pas évoluer. Mais faut évoluer dans la vie, merde ! Tu peux pas rester bloqué. Faut arrêter d’être comme ça, figé dans l’image du passé.

Aster : C’est justement ce qui est intéressant. T’as fait du piton, et t'es resté curieux, à côté, t’as des gars comme, qui eux sont pas du tout dans ce trip-là…

Gilles : Exactement. Et c’est ça qui est bien. Ça permet de croiser les approches. Tu sais, j’ai des discussions avec lui, maintenant. Lui, il a fait des trucs fabuleux. Mais moi aussi, j’ai ouvert plein de choses. Et tu sais quoi ? Avec mes vieilles techniques, j’avais pas peur de m’engager, moi. J’avais pas peur d’aller au combat. Et maintenant, y’en a qui rééquipent. C’est bien, faut le dire.

Aster : Tu penses à une ouverture en particulier ?

Gilles : Oui. Une belle histoire, ça. Une voie que j’avais ouverte avec un mec, Antonin Rhodes. Tu connais peut-être... En 96, on avait ouvert des belles voies d’artif ensemble. Et un jour, il m’appelle pour me dire qu’il aimerait les rééquiper. On lui a proposé d’y aller ensemble, de le faire avec lui. Mais en vrai, il avait déjà tout fait. Bon, c’est pas grave. Mais tu vois, lui, les pitons, les vieilles cordelettes… il supporte pas. Pour lui, c’est pas de l’escalade, c’est du musée. Mais il sait pas de quoi il parle.

Aster : C'es comme un choc de générations ?

Gilles : Ah ouais. Moi, je lui ai dit qu' j'avais ouvert plein de voies, pas de la même manière. Et on s’en fout, hein. C’est pas une compétition. Mais faut pas mépriser. C’est juste une autre approche.

Dédé : Le problème, c’est que là vous opposiez les pratiques. Alors qu’il faut avoir une vision globale de l'escalade. Moi, j’ai équipé des itinéraires d’envergure. J’allais pas dans les Calanques pour faire des voies de cent mètres. Moi, j’allais aux Jorasses. Là, t’as pas de pitons, t’as rien. Tu fais comme tu peux. J’ai planté des centaines de pitons, moi. Et j’suis un des rares à pas avoir été contre les spits. Au contraire, j’suis allé discuter avec ton frère, avec Hervé. J’leur ai demandé pourquoi ils faisaient ça. J’me suis adapté. Et des vieux cons de mon âge, qui ont fait ça, y’en a pas beaucoup, crois-moi. Toi, ta génération, vous êtes plus forts, plus adaptables. Nous, on a dû apprendre à voir autrement. Ça a créé une nouvelle approche. Et surtout : faut pas opposer les pratiques.

Aster: Tu penses que le niveau a monté grâce à l’équipement ?

Dédé : Mais bien sûr ! C’est indéniable. Tu pouvais tenter plus dur, te lâcher. T’avais moins peur de tomber. L’équipement, ça ouvre des possibles.

Aster : Justement, c’est ce que je voulais te demander juste après. T’es en train de répondre à la question d’après là !

Aster : Bon allez, maintenant c’est à monsieur Berga de parler un peu…

Gilles : Non, non, le lance pas trop fort, sinon on est partis pour trois heures !

Nico : (Rit.) 1974. J’ai commencé en 74. Tu vois ! Mon frère jumeau.

Aster : Incroyable. Même année ?

Gilles : Ouais. Frères jumeaux de grimpe. C’est comme ça. On est foutus !

Aster : Dédé quand est-ce que t’as commencé à équiper dans les Calanques ?

Dédé : J’ai commencé dans les années 90, avec mon frère Gilles (Gilles Bernard). Mais j’ai pas équipé que là. J’ai aussi ouvert des voies à la Sainte-Victoire, à la Sainte-Baume… Et dans chaque pays où j’ai grimpé, j’ai toujours cherché à ouvrir. C’est comme un réflexe. Je pouvais pas grimper quelque part sans laisser une ligne. Mais tu sais… j’ai jamais eu besoin de dire “j’ai équipé tant de voies” pour être satisfait. Franchement, j’m’en fiche. J’ai pas de reconnaissance à chercher là-dedans. Le nombre de longueurs, de spits que j’ai plantés ? Honnêtement, ça me laisse indifférent. Ce que je vois, c’est que j’ai passé ma vie à grimper. Et parfois, j’ai alterné entre la grimpe sportive et les approches plus traditionnelles, selon le lieu, selon l’éthique du coin. Tu vas dans les Dolomites, t’équipes pas comme tu veux. Surtout à l’époque. T’étais obligé de t’adapter. Dans les années 90, avec l’accident de mon frère, y’a eu un tournant. Ça a fait bouger les choses. Les grandes voies d’artif dans les Calanques, ça devenait obsolète. Trop dangereux, pas pertinent. T’imagines passer dix heures suspendu à des trucs rouillés, juste pour faire 50 mètres ? C’est absurde. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Faire peur pour faire peur, mater un plomb en se demandant s’il va tenir… c’est vide de sens. Ni pour toi, ni pour les autres. J’ai grimpé avec Christian Guillaumard. Lui, c’était un pur, un adepte du crochet, de l’engagement psychologique. Mais dans du 6B. Et le jour où on a commencé à grimper ensemble, j’lui ai dit : “Christian, à quoi bon ? Avec ton niveau, avec ton feeling, passe au truc propre. Équipe bien. Tu verras, tu pourras même engager plus.” On a équipé ensemble une paroi au Cabanon. Rien qui dépasse le 8a+. Bon, pour vous, c’est pas énorme, mais on avait un pas de bloc en 7C, avec le dernier point à 8 mètres sous les pieds. Là, oui, tu sens l’engagement. T’es plus dans le 6B avec un piton qui bouge. C’est autre chose. Et Christian, il a compris. Il a évolué. Peu de gens connaissent cette facette de lui, cette période juste avant qu’il parte en Nouvelle-Calédonie. J’ai lu un article dans un vieux journal, le gars parlait bien de lui, mais il connaissait pas cette transition. Il connaissait pas le moment où Christian a compris que l’équipement pouvait aussi être une forme d’engagement, mais différente. Et ça, c’est important. ... Cette évolution, elle est pas unique. Tu la retrouves dans les Dolomites, dans les faces nord, aux Grandes Jorasses. T’as encore des voies pas spitées, mais juste à côté, t’as des lignes modernes, bien équipées. Un vrai mélange des styles. Et sans cette évolution, les grimpeurs auraient pas pu progresser. C’est pas possible. À l’époque d’Edlinger, les Français dominaient les compets. Pourquoi ? Parce qu’on avait les plus belles voies, les plus difficiles aussi. Des voies rendues possibles par cette transition dans l’équipement. Ça, on le doit à plein de gens. Dont les frères Bergasses ! La grotte des Goudes. Ils ont ouvert la voie – sans mauvais jeu de mot – à cette nouvelle approche, avec les spits. Une nouvelle manière de voir à l'époque.

Gilles : Ben moi, j’suis pas d’accord avec toi. Tu vois ? Pas du tout.

Aster : Et du coup, Nico, tu disais que t’avais commencé à équiper dans les Calanques dans les années 70 ?

Nico : Equiper et ouvrir c'est deux choses très différentes pour moi, j'ai ouvert très très tot... Ouais, en 76 ou 77, je dirais. On a ouvert quelques voies pas toujours très intéressantes, mais ça faisait partie du jeu. On partait du bas, on mettait des pitons, parce qu’on avait pas grand-chose d’autre. Pas de friends à l’époque. Les coinceurs, c’était limité. Donc on montait, on se sécurisait en mettant des pitons là où en en avait besoin, c'est à dire assez peu finalement, c'était très engagé. Et au fil du temps, on a compris que si on voulait que les gens refassent les voies, fallait laisser des points. Des trucs solides. Là est venu le fait d'équiper plutôt que d'ouvrir. Par exemple, au Jardin d’Enfants, on avait trois spits sur une longueur de vingt mètres. Trois spits de huit, hein. Premier à six mètres, deuxième à douze, troisième à dix-huit, et après t’étais dehors. On payait les spits de notre poche, on les posait à la main. Mais déjà, on pensait à ceux qui viendraient après.

Aster : Et y’avait déjà des topos qui indiquaient ça à l’époque ?

Nico : Oui, bien sûr. Avant même que je grimpe dans les Calanques, y’avait les topos de Philippe Hiély. Puis ceux de Lucchesi. Mais attention, c’était pas comme maintenant. Quand tu partais dans une voie, tu savais pas combien de points tu allais trouver. Des fois, t’en trouvais aucun. Fallait poser tes pitons, et espérer qu’ils tiennent. Et quand ton second arrivait pas à les enlever, ben ça faisait un point pour les suivants ! C’est comme ça que les voies ont commencé à se peupler petit à petit. Et vers 78–80, là on a commencé à vraiment se dire : faut laisser les pitons. Pour que les gens puissent grimper sans marteau. Parce que poser un piton dans une dalle en 6B, hein… fallait pouvoir lâcher les deux mains, sortir le marteau, sortir le piton, taper dans une position tordue… c’était le cirque. Alors on en mettait quatre ou cinq dans une longueur, pas plus. Et si ton second l’arrachait pas, c’était jackpot pour les suivants.

Gilles : Et voilà pourquoi j’dis qu’on doit pas figer les choses. Chacun fait ce qu’il veut. Ce qui compte, c’est de grimper. Et de respecter ce qui a été fait avant. Pas besoin de guerre de religion entre pitons et spits.

Dédé : Évidemment. Regarde, avec mon frère, on a fait la première répétition du Voyage de la Mandarine. C’est pas une voie de plaisanterie, hein. Pas la plus dure, mais faut y aller. Et là, récemment, j’ai fait une voie à côté de la Paroi Rouge, bien soutenue aussi. Donc tu vois, je fais pas que du facile. Je suis pas enfermé dans une case.

Gilles : Tiens Dédé, un autre exemple : à un moment, ils ont ouvert un énorme surplomb en artif, 45 mètres de dévers. Une des voies les plus dures du Verdon. Et Antonin Rod, il nous appelle pour nous demander si on pouvait le rééquiper. On aurait pu dire non. Mais non : on est allés discuter avec lui. Parce qu’on est pas cons, et qu’on est pas là pour opposer les pratiques. Je suis pour tout, celui qui veut rééquiper mes voies d'artifs ici, dans la vallée, il me demande et il peut le faire si ça a un sens pour lui.

Dédé : Voilà. Faut arrêter avec ces oppositions à la noix. Moi aussi, j’ai fait des voies en artif. Si quelqu’un veut les rééquiper, ben ça me dérange pas. Ce qui compte, c’est la discussion. Le dialogue. C’est ça, l’ouverture d’esprit. Et tu vois, même toi, avec tout ce que tu racontaiss sur les pitons dans les années 90 les machins, ben t’as évolué, quelque part.

Dédé : Dans les années 80, c’est vrai, j’étais dans le dur avec ça. Mais j’ai aussi équipé. J’ai fait 300 mètres à la Soubeyrane, du bas, et en 8a+. Donc voilà…

Aster : Bon, j’ai une question pour nous faire avancer, les gars !

Dédé : (Rires.) Tu veux dire : “nous remettre dans les clous” !

Nico : Attends, j’ai une anecdote. Après la voie du 14, elle a été rééquipée, et libérée, je crois que c’est du 7C maintenant. Eh ben avant ça, je l’avais faite en solo, auto-assuré. À chaque longueur, je posais mes points moi-même, avec un système de bidouillag de nœuds, de cordes… Et après, je devais tout redescendre en second pour déséquiper. Deux jours. J’ai bivouaqué dans la grotte de l'ermite entre les deux. Et franchement, ce souvenir-là, il vaut bien plus pour moi que n’importe quelle première en libre. Tu vois ce que je veux dire ?

Gilles : Ben oui, c’est exactement ça. Tu me fais plaisir de raconter ça. Le plaisir, il peut être dans le libre, dans l’artif, les deux, c'est l’exploration… L'aventure. Et ce qui compte, c’est que tu puisses discuter, partager. Moi je suis pas un ayatollah du piton. Y’en a eu, par contre, des intégristes du piton. Moi je suis pas d’accord avec eux. Eux, ils sont contre tous les équipements modernes. C’est un délire. Ils sont coincés dans leur truc. Ouais, j’me rappelle une fois à la Sainte-Victoire, j'ouvrais une voie, je me prends une corde fixe de Gorgeon (ouvreur de nombreuses voies en libre) sur la tronche… Il me sort : “Mais qu’est-ce que tu fous là ? Ca sert à rien ce que tu fais” C’était du grand n’importe quoi.

Dédé : Moi, j’ai une vision plus large. Une vision globale. Pas juste calée sur une petite falaise ou une chapelle. Ce qui a fait avancer l’escalade, c’est cette ouverture, justement. Cette mixité des approches. Grâce aux Français, à l’équipement moderne, des Dalles, à la médiatisation d’Edlinger, à tout ce qu’il a apporté.

Gilles Et oui, nous, on traçait uniquement des lignes de faiblesse. Les nouveaux, ils ont commencé à tracer dans les lignes de force. C’est ce qui a permis le vrai saut de niveau, l'évolution de la pratique.

Dédé : Exactement. Et tu sais quoi ? Les précurseurs, c’était ceux qui ont commencé à poser des spits.

Nico : Dans les calanques bien sur, Y’a eu Nat.

Dédé : Mais vous aussi (Frères Bergasses), vous faisiez partie de ceux qui faisaient bouger les lignes. Maintenant, ma vision, c’est de défendre notre discipline. Pas la segmenter. Faut globaliser toutes les pratiques. Les réunir sous une même bannière. Sinon, on laisse la place aux intégristes, il y a ceux qui veulent “restaurer” ou "renaturer" les secteurs. Qui veulent tout enlever, tout interdire, remettre à l’état sauvage. Moi, j’m’en fous que le mec grimpe sur spit, sur piton, ou sur coinceur. Ce qui compte, c’est qu’on protège un patrimoine. Matériel et immatériel. Et ça, ça devrait suffire pour empêcher qu’on supprime des secteurs entiers d’escalade.

Aster : C’est parfait. Parce que justement, ma prochaine question, elle est là-dessus. C’est quoi, selon vous, l’impact de la création du Parc National dans les Calanques ? Qu’est-ce que ça a changé à votre pratique ?

Gillou : Alors, le Parc, il est arrivé officiellement en 2012. Mais avant ça, y’avait un GIP – un Groupement d’Intérêt Public. Comme dans tous les parcs nationaux. Le GIP, il est là pour observer les pratiques sur le territoire et poser les bases de la charte. Ensuite, cette charte est vérifiée par des avocats du Conseil d’État, puis validée pour plusieurs années. Et à ce moment-là, le Parc est créé. Donc 2012, c’est la naissance officielle du Parc des Calanques. Mais au début, on n’en a pas beaucoup entendu parler.

Aster : Et c’est le GIP qui a posé problème au début ?

Dédé : Oui. Parce qu’il voulait créer des réserves intégrales énormes. Normalement, une réserve intégrale, c’est une toute petite zone, un témoin, où seuls les scientifiques ont accès. Tu regardes comment la nature évolue sans intervention humaine.

Nicolas : (Rit.) Sans que la main de l'homme n'y mette jamais le pied.

Dédé : Mais là, dans les Calanques, ils voulaient faire de toute la frange maritime une réserve intégrale. C’était abusé. On a même entendu dire, en réunion : “L’homme n’a plus rien à faire ici.” Tu te rends compte ? Alors que ça fait des millénaires qu’on est là, qu’on a des activités, des pratiques, une histoire. On s’est insurgés. On s’est battus contre ça. Et finalement, ces grandes réserves ont été abandonnées. Il reste quelques zones, comme autour du Cap Canaille ou de Marseilleveyre, mais dans des proportions acceptables. Et ce qu’on a obtenu aussi, c’est la création d’une commission escalade. Et surtout : que l’escalade soit reconnue comme une activité patrimoniale. C’était pas écrit dans la charte du Parc au départ. Mais on s’est battus pour l’y faire entrer.

Aster : Et maintenant, c’est dedans ?

Dédé : Oui. C’est dans la charte du Parc. Comme plein d’autres éléments spécifiques. Parce que chaque parc a ses particularités. Il y a des généralités, bien sûr, mais aussi des spécificités locales. Et là-dessus, on a réussi à obtenir des avancées concrètes. Notamment sur les zones de nidification. Avant, on interdisait des falaises entières à la grimpe. Maintenant, dès qu’un nid est repéré, on limite la restriction à cette zone précise. On arrête la grimpe, oui, mais de manière ciblée, adaptée. On fait plus les choses à la hache. Ça, c’est un vrai progrès. Tu vois, par exemple, les falaises du Cancéou, à une époque, c’était quasi interdit. Pareil pour certaines zones à Castel Vieil. Aujourd’hui, on peut y grimper. Et si on voit un nid, on prévient le Parc. Souvent, on met une petite pancarte, on se met d’accord pour pas y aller jusqu’à ce que les petits aient pris leur envol. Ça, franchement, c’est plutôt positif. Mais bon… on reste vigilants. On surveille tout le temps, on fait hyper gaffe à ce qu’ils ne nous interdisent pas des sites comme ça, du jour au lendemain. Par contre, pour l’équipement de nouvelles voies, là, c’est bloqué. On a de vrais problèmes sur l’entretien, même. Le Parc, il joue pas forcément le rôle de décideur, mais il est partout. C’est devenu une interface entre toutes les couches administratives. Il t’annonce : “On ne peut pas faire ça, parce qu’il y a des propriétaires, des obligations, des risques…” Et ce qui a foutu le bordel au début, c’est que le Parc a foutu la trouille aux propriétaires avec ces histoires de responsabilité. Il faudrait que la loi française évolue là-dessus : la responsabilité sans faute, c’est pas tenable pour les sites naturels. Mais bon, dans l’ensemble, on a quand même eu des avancées. Pas d’interdictions majeures. Sauf que, en juin 2020, y’a eu une tentative : les propriétaires, avec la bénédiction du Parc, ont voulu interdire l’escalade dans les Calanques sur les terrains de l’ONF et du conseil départemental. Ça représentait 70 % des terrains grimpables... Là, on a foutu un gros bordel. On a lancé un post sur la page des Calanques et des hommes (Association d'André). C’était le 10 juin. Et boum, ça a pété. On a mis un gros coup de pression.

Gilles : Et y’a eu une pétition aussi. Dédé a mis ça en ligne, ça a pris feu. En trois jours, on a eu 11 000 signatures. C’est parti fort. Même des Allemands que j’ai croisés, ils connaissaient Les Calanques et des Hommes, ils avaient signé. On a eu un vrai écho.

Dédé : C’est Gilles qui a été moteur là-dessus, faut le dire. C’est un vrai militant. Il lâche jamais l’affaire.

Gilles : Y’a eu aussi cette histoire avec l’ONF, tu te souviens ? Ils voulaient raser l’abri Azéma, ce petit refuge emblématique. On est montés au créneau. On a fait une vidéo. Elle est en ligne. Résultat : ils ont renoncé. Ils l’ont pas rasé. Une vraie victoire.

Aster : Je l’ai pas vue, la vidéo.

Dédé : Je te l’enverrai. Ce qui est fou, c’est que quand tu leur rentres dedans, s’ils sentent qu’il y a un front uni en face, ils reculent. Parce que mine de rien, si tous les grimpeurs, les clubs, les pratiquants se mobilisent ensemble… ça pèse. Ça devient politique.

Gilles : Moi, j’me suis retrouvé à défendre des mecs que je connaissais même pas, juste parce qu’ils s’étaient fait tomber dessus pour avoir posé quelques spits. Ils les ont traités comme des terroriste, ils avaient des perceuses les mecs. Filtrés, surveillés, filmés. On aurait dit qu’ils préparaient un attentat…

Gillou : C’est pour ça que faut qu’on reste soudés. Et qu’on arrête de se diviser entre pratiques. Ce qui m’importe, moi, c’est qu’on garde un vrai patrimoine, matériel et immatériel. Et que ce patrimoine, il empêche qu’on ferme des secteurs. C’est pas une question de piton ou de spit. C’est une question de mémoire, de transmission. De respect de ce qui a été fait.

Aster : Bon… merci pour tout ça. C’est vraiment précieux. Et maintenant, place aux… tourtons ?!

Gilles : (Rit.) Ah ben oui ! Christine, on les met où, les tourtons ? Sur les grilles ? Dans le four ? Tu t’en occupes ?

Dédé: Moi, j’suis pas spécialiste en tourtons. Mais j’suis pour les solutions collectives. Et tiens, je t’envoie le lien de la vidéo Les Calanques et des Hommes. C’est elle qui a tout déclenché.

Aster : Top, merci. C’est parfait pour clore tout ça. Et depuis que c’est devenu un parc, vous diriez que la pratique, notamment dans les topos, elle a évolué ? Ou pas vraiment ?

Dédé : Franchement ? Non, pas tant que ça. À part les nouvelles voies qu’on n’a pas pu équiper, rien n’a vraiment bougé. Le topo, on l’a sorti en 2017. On n’a demandé l’autorisation à personne, c’était trop compliqué de faire valider quoi que ce soit. Alors on l’a fait d’autorité. Puis on a sorti une nouvelle édition en 2020, avec quelques modifs. Ils étaient un peu furax, mais en France, tu peux pas interdire la publication d’un topo. Pas encore. Peut-être que ça changera un jour… mais pour l’instant, on fait comme on veut.

Aster : Parce qu’au début, Hervé (Guigliarelli) m’avait parlé d’un travail de repérage des lignes qui avaient déjà été ouvertes, une sorte de recensement ?

Dédé : Oui, ça, c’était déjà en cours à l’époque du GIP. C’était dans l’air. Aujourd’hui, ils ont même mis en place un algorithme qui permet de visualiser toutes les falaises grimpables, même si elles n’ont pas de voie connue. Bon, moi, j’ai pas tous les détails, mais en gros ils utilisent un système de calcul - peut-être du lidar, j’sais pas exactement - qui croise les altitudes, l’inclinaison, la visibilité… Et avec ça, ils détectent toutes les parois qui pourraient être équipées. Et ensuite, ils veulent poser un calque avec uniquement les voies figurant dans le topo de 2020. Le problème, c’est que ce topo ne couvre que 60 % des voies existantes dans les Calanques.

Gilles : Nous, ce qu’on demande, c’est qu’ils intègrent toutes les voies. Parce que si tu veux faire reconnaître un patrimoine d’escalade, il faut tout recenser. Et donc, il faut aller chercher dans les anciens topos de Lucchesi. À l’époque, il y avait un topo par calanque.

Nicolas : Et dans certains secteurs, y’avait plein de voies répertoriées, avant les topos de Lucchesi, c'est des choses qu'on a équipés... Dont plus personne n’a entendu parler depuis quarante ans. Il faut qu’on les réinscrive.

Dédé : Et on veut aussi qu’ils inscrivent toutes les voies qui sont dans Les 400 plus belles de Rébuffat. Même celles des secteurs aujourd’hui interdits. Parce qu’à un moment, on avait voulu jouer le jeu. On avait mis des zones de protection volontairement, en se disant qu’on allait pas les inclure dans les topos, pour éviter la surfréquentation. Mais ils ont profité de ça pour interdire complètement ces secteurs. Et maintenant, on veut qu’ils justifient ces interdictions. Et qu’ils puissent encore les justifier dans vingt, trente ou quarante ans. Parce qu’une fois que tout sera inscrit noir sur blanc, ils pourront plus effacer l’histoire. On fait un gros travail de pression pour ça. On demande à tous les grimpeurs qui ont des connaissances, des archives, de participer. Moi, j’ai tout passé à Gilles et à Hervé. Tout ce que j’avais autour du Jardin d’Enfants.

Gillou : Oui, Hervé a déjà bien repéré ce coin-là. Mais y’a encore plein de voies qui n’apparaissent nulle part, alors qu’elles existent. Et qu’elles comptent. Et puis y’a un autre sujet, qu’on peut pas zapper : le flicage. À un moment, y’avait un type du Parc, Chapaz, chargé de surveiller les grimpeurs. Un gentil gars en soi, mais dans les faits, il était perçu comme un flic. Et il a pas fait avancer les choses. Il a mis un gros frein à l’équipement.

Gillou : Ouais, plusieurs grimpeurs historiques ont été judiciarisés. Des types qu’on connaît, qui équipaient depuis toujours. Et là, pouf : surveillance, amendes, dossiers montés… Ça a mis un coup d’arrêt net aux équipements sauvages. Et le pire, c’est que maintenant, y’a des agents de l’ONF qui se sont formés à la descente sur corde. Deux stages ont eu lieu. Mais ces mecs-là, ils savent pas ce que ce sont ces lieux, ces secteurs. On sait pas trop ce qu’ils vont faire, mais c’est flou, on supposait qu'ils allaient déséquiper des falaises, sans trop en parler...

Nicolas : C'est jamais bon signe de laisser le travail à des gens qui sont complètement hors du milieu. Sans culture de la pratique.

Gillou : Y’a un mec, à l’époque, qui équipait une école pour les enfants. Il s’est fait choper. 450 euros d’amende, pour une journée pédagogique. Et pendant ce temps, on te parle de lézards rouges, de biodiversité… C’est absurde. C’est pas les plus pollueurs qui sont punis, c’est les mecs qui transmettent. Ils s'étaient fait arrétés...

Aster : Tu sais qui a été pris ?

Dédé : Ouais, et dans cette histoire-là, ils ont voulu faire des exemples. Ils ont pris quatre gars emblématiques. Guy Abert, qui est guide, un peu solo dans sa manière d’équiper, mais un passionné. Hervé Guigliarelli, qui faisait le topo. Pierre Clarac, un BE. Et Gwenael Drouot, un équipeur. Gwenael Drouat, il s’est même fait choper dans une carrière désaffectée. Ils sont venus filmer, le faire descendre… PAF, PV. Hervé, ils l’ont surveillé par bateau. Avec des jumelles ! On aurait dit des manœuvres militaires. Ils sont venus 17 fois pour le surveiller, lui qui équipait une école d’escalade. C’est du délire.

Aster : C’est dingue...

Dédé : Ouais. C’est pour ça que tout ce travail de mémoire, de retracer l’équipement, c’est crucial. Pour que demain, personne puisse effacer ce qui a été fait. Pas au nom d’une écologie mal comprise, pas au nom du contrôle.

Nicolas : T'avais tout un secteur… le Jardin Suspendu, le Jardin des Baladins, le Jardin d’Enfant. Certaines voies ont été équipées par d’autres, mais moi, j’en avais ouvert pas mal. Et j’avais tout transmis à Gilles.

Dédé : Oui, je m’en souviens. C’est le moment, là, de ressortir tous les trucs planqués derrière les fagots, pour faire un inventaire vraiment complet de l’escalade dans les Calanques. Alors oui, ça veut dire qu’ils vont tout savoir. Mais c’est pas grave : nous aussi, on saura. Et moi, j’y tiens. À la dernière commission escalade, j'ai mis un coup de pression. Ils n’avaient même pas pensé à inclure Riou. Riou, c’est interdit, d’accord. Mais je veux que ce soit consigné dans le listing. Ce listing, c’est pas juste un répertoire des voies ouvertes. Il doit aussi inclure les endroits où on n’a plus le droit d’aller.

Aster : Et vous êtes d’accord avec ça ? Qu’il y ait des zones interdites ?

Dédé : Oui, bien sûr. Mais à condition que ce soit des interdictions temporaires, spatiales et justifiées. Une fois qu’on dit ça, c’est pas un problème. Mais interdire de principe, pour l’éternité, comme sur la Muraille de Chine (secteur) par exemple, ça non. Une fois que toutes les voies seront consignées, on leur dira : “Attendez… Vous les avez mises dans le listing, mais elles sont interdites. Il va falloir justifier ça, maintenant.”

Gilles : C’est clair. Faut qu’ils puissent justifient, scientifiquement, pourquoi certaines voies sont interdites. Parce qu’à un moment, on a eu l’impression qu’ils voulaient juste prendre du territoire. Et nous, on était devenus “l’ennemi”. Ils ont avancé leurs pions, et on s’est laissé faire.

Aster : Et à côté de l’escalade, est-ce qu’il y a d’autres pratiques qui ont été impactées par le Parc ?

Gillou : Oui, bien sûr. Ils ont diabolisé plein de choses. Le VTT, par exemple. Ils l’ont assimilé au freeride, alors qu’il y a plein de pratiques douces. Y’a des pistes carrossables partout dans les Calanques, tu peux rouler sans problème. Mais au lieu de distinguer, ils ont tout mis dans le même sac.

Dédé : Le “KZert”, comme on l’appelle, elle aime pas le VTT. Ni les pêcheurs, ni les plongeurs. Bon, les “bulleux”, eux, ils s’en sont bien sortis. Ils ont réussi à défendre leur pratique, c’est une activité économique, ils savent parler, ils ont bien manœuvré. Mais les pratiques plus marginales, plus solitaires, comme la chasse sous-marine, elles ont été laminées. Et pourtant, c’est du sport aussi. Le chasseur sous-marin, c’est un sportif.

Gillou : Et le bulleur, il va pas faire du sport ? Il enfile une combi moulante, qui taille même pas bien ! C’est pas sérieux… J’peux faire des sketchs là-dessus, si tu veux. Y’a même un gars, Varelle, qui faisait 80 mètres de plongée. Un champion. Mais les chasseurs sous-marins, eux, ils ont pris cher. Comme la tyrolienne d’ailleurs. Avant, on faisait des petites tyroliennes. Maintenant, c’est vu comme un parc d’attractions. Ils ont démonté les câbles, écrasé les ancrages. Pas juste enlevant proprement, non. Écrasé.

Dédé : Y’a eu aussi cette histoire avec le triangle interdit. J’vais te raconter : j’ai bossé dans la plongée. Un jour, j’suis allé plonger tout seul, par mauvais temps, sur le Grand Congloué. C’est une zone interdite, y’a encore des épaves antiques là-bas. Tu sais, Marseille, c’est trois mille ans d’histoire. T’as eu des naufrages, des trafics, des cargaisons de soie, de métaux… Et là, y’a encore les tuyaux des anciennes succeuses au fond. Les ferrailles sont partout. J’suis remonté, j’ai dit aux plongeurs du Parc : “Vous pourriez pas imaginer une opération de nettoyage ?” Mais bon, ça les a pas fait rire. Ils ont rien répondu. Pourtant, c’est crade, c’est pas une blague.

Aster : Et les succeuses, c’est… ?

Dédé : Une succeuse, c’est comme un énorme aspirateur. Tu l’utilises pour dégager les sédiments, mettre à jour les épaves, sans creuser. Tu déplaces juste la matière. Mais tous les tuyaux sont restés là, au fond. Et personne ne dit rien. Les écolos, là, ils pourraient commencer par là.

Gillou : Et puis les ferratas ? Y’en a jamais eu dans les Calanques. Et c’est pas faute d’avoir voulu. Mais c’est pas la culture locale, ici. C’est une culture du Sud, avec des assos, des gens qui ont toujours veillé à préserver les lieux. À la fois pour l’escalade, mais aussi pour le paysage.

Gillou : Tu sais, si aujourd’hui les Calanques sont ce qu’elles sont, c’est grâce aux CAF, aux Excurs, aux lycéens marseillais. C’est pas nouveau, ça fait plus d’un siècle. Y’a eu une grosse manif, à Pormieu, contre l’extension de la carrière de Solvay sur En-Vau. Un siècle en arrière, déjà. D’après les témoignages, y’avait 100 000 personnes. C’était uniquement les assos locales : le CAF en tête, puis les Excurs, qui sont un peu plus jeunes. Le CAF, c’est vraiment la première. Une vraie personnalité morale. Ils ont joué un rôle essentiel dans la protection du territoire.

Dédé : C’est une culture locale, un peu “cafiste”. Ça correspond à une certaine couche sociale marseillaise, des gens qui grimpent, qui sortent. Mais c’est pas tout le monde, évidemment.

Aster : Ok, j’avance, j’ai encore quelques questions… Peut-être un peu plus générales. C’est quoi, pour vous, la différence entre le Parc des Calanques et un parc comme celui des Écrins, par exemple, en termes d’activités de pleine nature ?

Gillou : Alors moi je dirais que… déjà, le Parc des Écrins est plus ancien. Il a intégré la culture locale, il s’y est adapté. Tandis que Marseille, comme je te disais, c’est une culture plus confidentielle, presque de niche. Une certaine classe sociale, professionnelle. Dans les Écrins, la culture montagne touche tout le monde. Et surtout, elle touche des métiers.

Dédé : Oui. Dans les vallées d’ici, les gens ont toujours gagné leur vie avec la montagne. Emmener des gens en montagne, guider, faire vivre les refuges… À Marseille, c’était zéro. Aucun camping proche des Calanques, rien. Les Calanques, c’était un terrain de jeu, pas une économie. Donc tu interdis l’escalade à Marseille, tu perds zéro euro. Tu l’interdis ici, tu mets en danger des emplois, des villages.

Gillou : Ici, la montagne, elle est intégrée dans la vie, dans la charte du Parc. Le bivouac, par exemple, est toléré. Même en cœur de parc. À Marseille, le bivouac, il était déjà interdit bien avant la création du Parc, à cause du feu, de la salubrité. Mais ici, le bivouac, c’est une culture. Tu peux pas faire de grandes courses sans bivouaquer. Donc il a fallu qu’ils l’acceptent. On discute, on gueule, on argumente… et ça passe.

Dédé : J’ai toujours dit au directeur du Parc : “Une cordée qui s’engage… elle peut bivouaquer. C’est pas un crime.” Et maintenant, il comprend. Faut que ce soit écrit, bien sûr. Mais on est entendus. On est pas juste des fouteurs de merde. On défend notre région, nos pratiques.

Aster : Donc vous diriez que l’acceptation des pratiques ici, c’est surtout parce qu’elles ont un poids économique ?

Gillou : Économique et historique. Les deux. Et regarde : même si l’escalade n’est pas dans le cœur du Parc ici, dans les Hautes-Alpes, elle est essentielle pour les collectivités. Avec les stations de ski qui tournent au ralenti, ils vont devoir miser sur les activités estivales. Le bloc, l’escalade… c’est l’avenir. Et puis ça peut se pratiquer à Pâques, à la Toussaint. Moi je viens à l’Argentière à ces périodes-là, c’est génial. Si c’est bien géré, y’aura autant de monde à l’automne qu’en été.

Dédé : Autre différence majeure : la question de la responsabilité des propriétaires. Ici, dans le 05, ça a été balayé direct. Les collectivités, les proprios, ils ont dit : “On peut pas se passer d’escalade.” Alors ils la soutiennent. Ils financent les rééquipements, l’entretien, même les ouvertures.

Aster : Ok, j’ai une dernière question, un peu triviale : comment vous voyez le futur de l’escalade et des activités de montagne dans des parcs comme ça ?

Gillou : Eh ben, justement. Dédé, il l’a très bien dit au Parc de Marseille : on n’est plus dans la concertation. On est dans la négociation. Et ça change tout. Faut arrêter de croire qu’on peut tout faire gentiment. C’est du rapport de force, maintenant.

Dédé : Oui, c’est exactement ça. Et ici, y’a eu un vrai changement aussi. Avant, t’avais toujours tout le monde contre toi. C’était une histoire de personnes. Maintenant, le mec qui est à la tête du Parc, il autorise beaucoup plus de choses que son prédécesseur.

Gillou : Alors que nous, à Marseille, c’est beaucoup plus politique. Ça bloque plus.

Dédé : Mais pour répondre à ta question : l’avenir, ça va se jouer sur la vision globale. Faut pas cloisonner. Tu peux pas défendre l’escalade sans défendre le parapente, la rando, tout ce qui fait la montagne. On peut pas grimper sans marcher. On peut pas avoir une politique de montagne qui oublie tout ça. Si on conserve cette vision collective, globale, alors oui : on pourra continuer à grimper. Sans problème.

Gillou : Et tu vois, à terme, ils vont même nous aider à entretenir les voies. Je pense qu’il y a bon espoir. Mais à une condition : faut qu’on s’en occupe. C’est ça le vrai souci.

Dédé : Le problème, c’est qu’il reste quatre ou cinq teigneux qui se battent dans leur coin, pendant que les autres regardent passer les trains. Y’a plus la dynamique. Les vieux des falaises, ils s’essoufflent. Et maintenant qu’on commence à supprimer des voies, ça commence enfin à les remuer, même les randonneurs… Mais il va falloir qu’on se regroupe. Si on reste divisés, on va se faire démonter. Par contre, si on est soudés, si on fait bloc, on peut les faire plier. On l’a déjà fait, face à l’ONF, sur d’autres batailles.

Gillou : C’est pour ça que je peux pas entendre qu’on divise les grimpeurs. Le cœur de la grimpe, c’est pas “pro-ring”, “pro-artif”, “pro-machin”. Tu fais de l’escalade, point. Elle prend plusieurs formes, c’est tout. Et là où on a de la chance, c’est qu’on est aidés par la jeune génération. Ça, c’est une richesse énorme.

Dédé : Les jeunes d’aujourd’hui, ils font tout : du bloc, des grandes voies, du big wall en libre, de la fissure, des compètes en salle… Ils sont encore plus ouverts que nous à leur âge. Et ça, c’est précieux. Faut s’en inspirer. Faut les soutenir. On a fait une réunion au CAF, on a réuni plein d’assos. Et on leur a dit : “C’est à vous de prendre le flambeau, maintenant.” Parce que l’avenir, c’est pas le vieux qui perce au spit dans son coin, ni celui qui pitonne comme un furieux. C’est les jeunes qui grimpent dans le 8a+, et qui le font avec le sourire.

Gillou : Quand je vois ça, je suis admiratif. Franchement. L’avenir, c’est pas nous. C’est vous. Et peut-être qu’ils se lèvent à dix heures, ces jeunes… mais t’inquiète, ils assurent. Tu crois qu’on était mieux, nous ? On était des sales gosses, des bourrins, on foutait le bordel et on faisait que des conneries.

Dédé : (Rit.) Pas tous… mais ouais. On en a fait pas mal.

Gillou : Mais toi, tu fais un super boulot. C’est bien ce que tu fais. T’es sorti du cadre, t’as pris des initiatives. C’est important.

Aster : Trop bien… Merci les gars. C’était vraiment précieux. Je suis hyper content.

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