
Il est rare qu’un texte inachevé parvienne à ouvrir autant de lignes de fuite. Le Mont Analogue, roman fragmenté de René Daumal, appartient à cette catégorie de récits inclassables qui opèrent à la fois comme fable spirituelle, dispositif métaphysique et préfiguration d’une pensée écologique. La conclusion du livre — laissée en suspens par la mort de l’auteur — condense, dans un dernier élan, une intuition puissante : celle d’un monde en forme de montagne, non pas objet de conquête mais système vivant, irréductible aux coordonnées rationnelles de l’alpinisme traditionnel.
Chez Daumal, la montagne n’est jamais seulement un sommet : elle est passage, médiation, miroir. Elle matérialise une quête intérieure, certes, mais toujours inscrite dans un paysage peuplé de signes, de plis, d’altérations sensibles. Dans la dernière section du roman, ce relief devient le lieu d’une expérience relationnelle, à la fois sensorielle, symbolique et collective. Le groupe des ascendants ne progresse pas dans un vide idéel, mais dans un milieu habité — fait de textures, de gestes, de co-présences. Il y a là un renversement fondamental : ce n’est pas l’homme qui gravite autour du sommet, mais la montagne qui configure une manière d’être au monde.
C’est peut-être ce qui fait la force discrète de ce texte : anticiper, sans les nommer, des préoccupations que l’on qualifierait aujourd’hui d’écosystémiques. Loin des récits d’ascension linéaires, Daumal propose une lecture topologique du réel, où chaque strate du paysage engage une transformation du regard et du corps. L’environnement n’est pas décoratif, il est actif. Il produit des effets. Il forme, déforme, informe les êtres qui le traversent.
Cette logique s’incarne avec une force particulière dans les derniers événements du récit. Lorsqu’un des membres du groupe tue un rat, acte apparemment anodin, le système s’enraye : les guêpes qui s’en nourrissaient ne trouvent plus de quoi survivre, les plantes qu’elles pollinisaient cessent de fleurir, le milieu se déséquilibre. Ce n’est pas dit avec le lexique contemporain de l’écologie, mais tout y est : interdépendance des vivants, fragilité des chaînes trophiques, effet de seuil. La montagne réagit, non par punition morale, mais par réponse systémique. Les éboulements qui suivent semblent moins le fruit du hasard que l’expression d’un réseau vivant perturbé.
Cette scène, discrète mais décisive, transforme la montagne en milieu sensible, capable de mémoire, de rupture, de rétroaction. Elle inscrit l’expédition dans une trame plus vaste, qui dépasse la volonté humaine. L’imaginaire alpin s’y défait de ses oripeaux héroïques pour devenir une forme de relation : une ligne d’inclinaison entre l’individuel et le collectif, entre le visible et l’invisible, entre l’intellect et l’intuition. Le Mont Analogue est moins un lieu qu’un régime de perception — un seuil.
L’inachèvement du texte, loin d’être un manque, en devient la condition de sa puissance : il invite à penser la montagne comme un récit toujours en cours, comme un dispositif spéculatif capable de redistribuer les coordonnées du réel. En ce sens, Daumal ne propose pas une allégorie fermée, mais une architecture mentale, une cartographie de l’expérience dont la géométrie échappe à la mesure mais pas à la présence.
Lire cette conclusion aujourd’hui, c’est retrouver, en creux, une question encore vive : comment habiter un monde instable, où les formes fixes cèdent la place à des milieux traversants, mouvants, partagés ? Le Mont Analogue n’est pas une réponse — c’est une invitation à penser avec le relief.
Fin du récit :
"La loi est inflexible : l'accès de la montagne, au-dessus des Prés-mouillés, me fut interdit pour trois ans. Après ces trois ans, je pouvais demander à repartir avec la première caravane, à condition toutefois d'avoir réparé les dégâts que mon acte aurait pu causer. Le coup était dur. Je m’efforçai de me refaire temporairement une vie à Port-des-Singes. Avec mon frère et mon fils, je me consacrai à la culture et à l'élevage, afin de fournir des provisions aux caravanes; et nous organisâmes aussi des compagnies de porteurs qui pouvaient louer leurs services jusqu'à la région interdite. Ainsi, tout en gagnant notre vie, nous restions en relations avec les gens de la montagne. Bientôt mon frère fut mordu, lui aussi, du besoin de partir, de ce besoin des hauteurs qui vous prend comme un poison. Mais il décida qu'il ne partirait pas sans moi et voulut attendre l'expiration de ma peine. » Enfin ce jour vint! Je portais fièrement, dans une cage, un gros rat de roche que j'avais facilement capturé et que je laisserais en passant à l'endroit où j'avais tué l'autre, — puisque je devais « réparer les dégâts ». Hélas, les dégâts allaient seulement commencer à se montrer. Comme nous quittions les Prés-mouillés, au lever du soleil, un bruit terrifiant retentit. Toute la pente de la montagne, qui n'était pas encore coupée par la grande cascade, croulait, éclatait, fusait en avalanches de pierres et de boue. Une cataracte d'eau mêlée de blocs de glace et de rocher tombait de la langue de glacier qui dominait cette pente, et se creusait des chemins dans le flanc de la montagne. Le sentier, qui, à cette époque, montait dès la sortie des Prés-mouillés pour aller traverser la pente beaucoup plus haut, était détruit sur une très grande longueur. Pendant plusieurs jours, les éboulements, les jaillissements d'eau et de boue, les glissements de terrain se succédèrent, et nous étions bloqués. La caravane redescendit à Port-des-Singes pour s'y équiper en vue de dangers imprévus, et chercha un nouveau chemin vers les chalets de la Base, par l'autre rive - chemin très long, scabreux et difficile, sur lequel plusieurs hommes périrent. On m'avait interdit de repartir, jusqu'à ce qu'une commission de guides ait déterminé les causes de la catastrophe. Au bout d'une semaine, je fus convoqué devant cette commission, qui déclara que j'étais le responsable de ce désastre, et que, en vertu du premier jugement, je devais réparer les dégâts. »
Je fus abasourdi. Mais on m'expliqua comment les choses s'étaient passées, d'après l'étude faite par la commission. Voici ce qui me fut expliqué, — impartialement, objectivement, et je puis même dire aujourd'hui avec bonté, mais d'une façon catégorique. Le vieux rat que j'avais tué se nourrissait principalement d'une sorte de guêpe abondante en cet endroit. Mais, à son âge surtout, un rat de roche n'est pas assez agile pour attraper les guêpes au vol; aussi ne mangeait-il guère que les malades et les débiles qui se traînaient à terre et s'envolaient difficilement. Ainsi il détruisait les guêpes porteuses de tares ou de germes qui, par hérédité ou par contagion, auraient, sans son intervention inconsciente, répandu de dangereuses maladies dans les colonies de ces insectes. Le rat mort, ces maladies se propagèrent rapidement et, au printemps suivant, il n'y avait presque plus de guêpes dans toute la région. Or ces guêpes, en butinant les fleurs, assuraient leur fécondation. Sans elles, une quantité de plantes qui jouent un grand rôle dans la fixation des terrains mouvants,"
René Daumal. (1952). Le Mont Analogue, Roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques. L'imaginaire Gallimard.